« L’année avait été rude […] Ma mère était morte comme elle avait vécu, faisant faux bond, et moi, pris de boisson, je m’étais cassé la gueule d’un toit où je faisais le pitre. J’étais tombé du rebord de la nuit, m’étais écrasé sur la Terre. il avait suffi de huit mètres pour me briser les côtes, les vertèbres, le crâne. J’étais tombé sur un tas d’os. Je regretterai longtemps cette chute parce que je disposais jusqu’alors d’une machine physique qui m’autorisait à vivre en surchauffe. Pour moi, une noble existence ressemblait aux écrans de contrôle des camions sibériens : tous les voyants d’alerte sont au rouge mais la machine taille sa route et le moindre Cassandre à gueule d’Idiot qui agite les bras en travers de la piste pour annoncer la catastrophe est écrasé menu. La grande santé ? Elle menait au désastre, j’avais pris cinquante ans en huit mètres »
Sylvain Tesson est un baroudeur, géographe de formation, né en 1972, qui a parcouru le monde à pied, en vélo, à cheval, jusque dans ses confins, en de longs périples improbables. On lui doit ainsi des ouvrages relatant ces aventures ultimes, cinq mille kilomètres à pied dans l’Himalaya, le tour du monde à vélo, la traversée des steppes centrales d’Asie sur trois mille kilomètres à cheval… C’est de plus un fanatique de l’escalade et c’est à l’occasion d’une ascension banale par rapport à celles qu’il pratique d’habitude, celle d’une maison à Chamonix en 2014, qu’il fait une chute qui le laisse brisé de partout. S’ensuivra une rééducation longue et pénible.
Le voyage dont il est question ici prend place juste après cet épisode. Homme de défi à la volonté sans faille, il décide de traverser la France à pied, épreuve physique surhumaine pour quelqu’un dans son état. Et il nous fait ici le récit de cet étrange parcours.
Et le livre est absolument passionnant et ce parce qu’il mêle plusieurs dimensions qui s’ajustent parfaitement entre elles. C’est un ouvrage réfléchi et presque mélancolique, bien qu’il porte en lui un grand espoir et bien des apaisements.
Le parti pris du randonneur est de frayer uniquement les chemins obscurs, intimes, cachés, loin des grandes routes qui zèbrent le pays comme autant de griffures linéaires et rapides. Ce sont les « chemins noirs » perdus pour la mémoire, serpentant de village oublié en ferme désertée, dans leur faune sauvage et leur flore sans apprêt, modestes certes, mais au travers desquels le promeneur retrouve l’essence de quelque chose qui pourrait être la vie vraie. Pour entreprendre ce lent voyage contemplatif, l’auteur s’est débarrassé de toute technologie, appareils électriques ou électroniques, voiture et autres moyens de transport, qu’il laisse sur le bord de son chemin intime comme autant de perturbateurs en puissance. Fouler le bitume devient un échec, tant cette quête absolutiste du retour à la nature lui tient à coeur. Il nous fait part de ses réflexions sur le sujet au fil des pages, expliquant comment les objets technologiques ont dans ce cas précis éloigné l’Homme de la Terre.
Car en géographe, un peu à la manière de Didier Eribon qui ausculte en philosophe son milieu familial dans le magnifique « Retour à Reims » (2004), il nous livre en sous-jacence à ses superbes descriptions de nature (ah, comment certains écrivains arrivent à faire surgir tant de beauté de quelques modestes objets, leur arrachant une substantifique moelle au moyen d’un langage choisi !) des clés sur l’histoire de notre pays, qui parlent d’exode rural, d’aménagement du territoire, de politiques territoriales, qui mènent à une désertification croissante des contrées. Ce qu’il nous montre, c’est un pays qui se contraste davantage chaque décennie, sous les coups de boutoir des autoroutes, des TGV, des politiques de l’emploi… Entre métropoles pleines de migrants issus de ces campagnes et hameaux où survivent quelques habitants, loin de tout, c’est tout un monde d’écart qui se fait jour.
Et puis nous sommes ici dans un récit initiatique, presque une rédemption, d’un homme au corps cassé en morceaux, qui s’affronte à lui-même au long de ces sentiers désertés par ses semblables. Allant de l’avant quel que soit son état physique, supporté pour certaines étapes par de fidèles compagnons de route de sa vie d’avant, il chemine pour se retrouver dans ce monde obscur, des limites, qui lui permet la solitude et la réflexion.
C’est un livre absolument magnifique, tellement équilibré entre ces différentes dimensions, qui nous lance tant de pistes à poursuivre et surtout qui nous engage à repenser notre vie à la fois dans sa fragilité et dans sa finalité.
A lire absolument (personnellement je vais me « jeter » sur les ouvrages précédents).
FB
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