Quelquefois, les livres vous ouvrent sur des horizons vraiment différents et vous laissent comme enchantés, au sens premier du terme ; car je parle ici d’auteurs qui parviennent à ré-inscrire le monde qui nous entoure dans une évidence merveilleuse, à partir d’expériences personnelles infimes ou plus impressionnantes comme ici.
Nasstasja Martin est une anthropologue française dont le champ d’investigation concerne les peuples de l’Arctique – elle a d’ailleurs publié « Les âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska » en 2016. Elle nous raconte ici une aventure personnelle forte, qui lui a fait faire comme un chemin de vie.
Le 25 août 2015, alors qu’elle vit avec le peuple Evène, dans le Kamtchatka à l’extrême est de la Russie, elle se retrouve nez à nez avec un ours ; s’engage alors un combat féroce au terme duquel l’ours la laissera défigurée et à moitié morte.
C’est ce qu’elle nous raconte dans ce livre, sa pénible transhumance entre la Russie et la France, après son sauvetage puis son rapatriement, les multiples opérations auxquelles elle va avoir droit, les attentes au temps suspendu dans les chambres d’hôpital, la douleur au réveil, le réconfort apporté par ses deux « familles », la « génétique » (sa mère et sa soeur) et celle « d’adoption » (les Evènes qui viennent la voir en Russie).
S’il ne s’agissait que de cela, le livre ne diffuserait pas tant de beauté et n’aurait pas un tel pouvoir de fascination. Car au travers de cet opus court (150 pages), c’est autre chose qu’elle nous transmet, de l’ordre d’une acceptation de ce qui lui est arrivé pour en faire comme une renaissance, tout en l’inscrivant comme une matière à penser dans son envie de choisir la vie.
J’ai beaucoup pensé au livre de Sylvain Tesson « Sur les chemins noirs » publié presque au même moment (2016 – https://rue2provence.com/2017/06/29/litteratures-sylvain-tesson-sur-les-chemins-noirs-2016/) quand ce baroudeur du monde, qui s’est fracassé dans l’ascension improbable d’une maison, redécouvre le plaisir de marcher en France loin des sentiers battus, réinventant ainsi une cartographie intime de ces sentiers oubliés par le temps et l’histoire et se redécouvrant lui-même en même temps.
Nastassja Martin dispose de deux armes absolues, d’abord sa capacité à penser le monde dans ses fluctuations aux lisières et à faire la connexion entre des mondes éloignés, ce qui lui vient sûrement de sa formation et qui lui permet de transcender les frontières et de faire des liens entre des objets parfois improbables. Et aussi d’une écriture fine et précise, qui peut nous décrire des moments bien réels de manière factuelle pour s’envoler la ligne d’après dans une philosophie (avec sa grande capacité à penser le monde).
C’est un livre de deuil et de renaissance, l’acceptation par une jeune femme de devenir autre chose, une miedka (personne marquée par un ours et qui a survécu en devenant moitié ours, chez le peuple Evène), une personne à l’articulation des mondes, comme pour mieux les comprendre ; un chemin d’existence et de réflexion que nous suivons dans cet épisode compliqué de sa vie, qui loin de la faire se replier sur elle-même, va l’ouvrir vers d’autres horizons. Nous l’écoutons penser, dans sa belle langue, au fil des pages et c’est absolument passionnant.
Je vous livre une phrase magnifique de cet opus :
« Je crois qu’enfants nous héritons de territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie »
Bonne lecture !
FB