Frank Capra, réalisateur américain d’origine italienne (1897-1991), fait partie de ces migrants ( 😉 ) qui ont rejoint l’Amérique en 1903 avec sa famille, pour tenter de faire une autre vie dans ce pays neuf. Embrassant par hasard la carrière de cinéaste, il va insuffler au travers de ses films ce grand respect qu’il a de sa nouvelle nation, avec bien sûr un sens critique certain.
« La vie est belle » nous conte, comme dans d’autres de ses films (1) l’histoire d’un homme simple. George Bailey (James Stewart), né à Bedford Falls, petite ville des Etats-Unis, gère une entreprise de prêts et de construction dans le domaine de l’immobilier, où il a pris la suite de son père. Il a à faire face à Potter, un homme qui fait fortement penser à Ebenezer Scrooge (2), rapace et prêt à tout pour gagner de l’argent. Confrontation du bien et du mal, de l’ingénuité et du calcul froid, de l’altruisme et de l’égoïsme, ce sont deux conceptions du monde qui s’affrontent ici. George Bailey, de plus, nous apparaît comme assez dépressif, obligé d’abandonner ses aspirations les unes après les autres, idéal de bâtisseur autour du monde, voyage en Europe, Université, pour reprendre l’affaire de son père… La seule chose qu’il réussit est son mariage avec Mary Hatch (Donna Reed) et il semble alors se restabiliser grâce à la famille qu’ils fondent ensemble et dans l’altruisme dont il fait preuve dans les affaires. Jusqu’à un drame financier qui le met dans une grande difficulté et entre les mains de Potter (3)…
Cette histoire nous est contée depuis un point de vue divin, puisque Dieu a décidé de dépêcher un de ses anges, Clarence, pour sauver George. Ce procédé permet notamment au réalisateur de passer sans cesse de la réalité à l’archétype universel via la forme du conte (et cela souligne et accrédite à la fois le côté parfois un peu manichéen des figures de George et Potter et de leur affrontement). Et surtout, nous sommes dans un contexte particulier, celui des Etats-Unis encore dans l’état de fondation, vus par un émigré qui a pu saisir sa chance dans cette nouvelle contrée. En filigrane, nous pouvons lire dans ce film toute une archéologie des mythes originels du pays : celui de la réussite (que l’on pourrait résumer par la phrase simple : quand on veut, on peut), celui de la richesse, mais qui sert à quelque chose (4), celui de l’entraide dans une communauté (5), favorisée par l’existence de ces petites villes qui fleurissent à travers le pays, celui de la multiculturalité, particulièrement marqué ici sûrement du fait de la personnalité du réalisateur, et enfin, celui de la religion (nous sommes en période de Noël et les anges sont bien une réalité). Et je pense que, au-delà des autres aspects, réside ici le côté passionnant de l’oeuvre, dans cette lecture en contrepoint que cela nous permet de cette société (nous pourrions dire cela de presque tous les films, si nous nous donnions seulement la peine de faire le pas de côté qui convient).
Je dirai pour finir que j’adore ce cinéma américain de l’entre deux guerres (englobons la deuxième pour être plus juste), avec son élégance, son charme, et, quand des metteurs en scène comme Capra ou Lubitsch s’empare de la caméra, son humour tout en finesse.
Un très beau film.
FB
(1) « Mr Smith au Sénat » (1939), « L’homme de la rue » (1941) par exemple.
(2) Personnage du « Conte de Noël » de Charles Dickens.
(3) Joli zeugma, non ?
(4) Deux citations que je trouve bien éclairantes sur le sujet, venant de milliardaires américains de l’époque : « Une affaire qui ne fait rien à part de l’argent est une affaire médiocre » (Henri Ford), « Toute vie qui n’a pour but que d’amasser de l’argent est une piètre vie » (Andrew Carnegie) ; d’où notamment l’opprobre jetée sur Potter, à qui est reprochée non sa richesse (ce qui pourrait être le cas dans un pays catholique), mais l’utilisation qu’il en fait, égoïste et sans but.
(5) Sur ce point, je vous renvoie au récent « In Jackson Heights », film de Frederick Wiseman, chroniqué récemment sur ce blog.
Grand film ! 🙂