Voilà une pièce passionnante, à la fois dans son intrigue et sur ce qu’elle dit sur la société et la politique de l’époque en Russie (mais qui reste largement transposable ailleurs). J’ai eu la chance de la voir dimanche, interprétée par le « Français », comme l’on appelle respectueusement et affectueusement la Comédie française, et je me suis régalée.
Un groupe de petits bourgeois passe ses vacances à la mer. Il y a là un avocat, Bassov, sa femme Warwara, sa soeur, Calérie et le frère de sa femme, Vlas, un médecin Doudakov et sa femme Olga, un ingénieur Souslov, sa femme Youlia, auxquels viennent s’ajouter trois électrons libres, Doublepoint, oncle de Souslov, Chalimov, écrivain et une femme médecin, Maria Lwovna. Au milieu d’une vie sans événement particulier, d’une inoccupation habituellement associée à l’idée de vacances (1) les tensions entre les protagonistes vont s’exacerber, notamment attisées par ces nouveaux venus, qui vont mettre à bas l’équilibre microcosmique de ces vacanciers, pourtant consolidé par des années de fréquentation. Jusqu’à la rupture finale… (2)
C’est tout d’abord un texte qui nous parle de vacuité et de désoeuvrement ontologiques, qui dépassent la seule période des vacances. A tel point que nous en avons presque le vertige. La majorité des protagonistes se contente d’une vie dont les faits saillants sont vains, réduits à des satisfactions immédiates (« Manger, boire, baiser », dit l’un des personnages en parlant du sens de l’existence) pour passer le temps. Et les discussions qu’ils ont entre eux n’élèvent pas vraiment le niveau, tout est majoritairement trivial et convenu, avec parfois, cependant, des interrogations fulgurantes sur la finalité de la vie, qui montrent une certaine prise de conscience de leur part. Nous découvrons peu à peu, au cours de leurs interactions, des personnes insatisfaites, des couples qui ne fonctionnent plus depuis longtemps sans vouloir affronter la vérité (3), chacun cherchant le refuge qu’il peut, la lecture, l’alcool, l’adultère… Ces vies aux aspirations brisées ne sont pas sans rappeler l’oeuvre d’Anton Tchekhov, où héros et héroïnes, tels des phalènes attirées et brûlées par la lumière, tourbillonnent incessamment sans trouver d’échappatoire à leur mal-être. En contrepoint, chez ces deux auteurs, des « ridicules » truculents, qui mettent un peu d’absurdité (et de légèreté) dans ce propos si désespéré ; ici par exemple, Vlas, donné comme plus jeune que les autres, qui, n’ayant pas encore pris le tournant de la gravité dû à l’âge, ose dire ce qu’il pense.
Pour présenter ces vies juxtaposées, quelle simple et lumineuse idée de mise en scène que de les réunir tous, de front, face aux spectateurs, laissant des apartés ou des scènes chorales se succéder, au lieu de saccader l’histoire par des entrées en scène successives. Nous ressentons ainsi à la fois la spécificité de chacun et son insertion dans le groupe. Le jeu des acteurs est à l’instar de ce parti-pris, fluidité et sobriété en sont les maîtres mots ; tout paraît naturel et le récit avance, captivant. Merci au metteur en scène, Gérard Desarthes !
A ce mal de vivre, Maxime Gorki donne une réponse sociale. Nous sommes en 1904 en Russie, juste avant la première révolution de 1905, dans un contexte exacerbé où la bourgeoisie, qui ne trouve plus sa place dans cet espace dichotomique, partagé entre serfs/paysans et nobles (4). La notion de rang social prend à cette époque une importance aiguë, que l’auteur, lui-même proche des Bolcheviks, retranscrit dans cette oeuvre. Maria Lwovna, la doctoresse, va jouer les trublions dans cette assemblée en mal de vivre, propageant un discours politique en forme d’électrochoc : vivez, leur dit-elle, mais pour faire quelque chose ; vous autres, issus de classes laborieuses, qui contribuaient à l’édification de la société, ne vous laissez pas aller à cette inaction déprimée, rendez votre existence utile puisque vous avez la puissance, l’argent, et le souvenir du travail de vos parents et accomplissez-vous (5). Parole soutenue en filigrane par l’intervention des deux gardiens, qui rôdent autour de la propriété pour s’assurer que tout reste confortable et nous gratifient de commentaires peu amènes, en forme de critique sociale, sur les estivants. Nous sentons bien que c’est l’écrivain qui s’exprime via la doctoresse – sans discours trop caricatural – pour dire à son pays tout entier qu’il est temps de changer.
Et ce changement va passer ici par les femmes. Conquérantes, certaines d’entre elles, dans le sillage de Maria Lwovna, vont abandonner à grand fracas leur vie antérieure, quittant mari, famille et sécurité financière pour une autre vie qui leur semble plus libre. C’est arrivés à ce point de la pièce que nous voyons l’importance du personnage de Warwara, qui nous a semblé jouer un rôle de régulation pendant toute l’histoire et se révèle en fait une pièce maîtresse de l’ensemble, faisant tout basculer dans son sillage de départ. La femme est l’avenir de l’homme, a dit Louis Aragon ; magnifique illustration ici !
Tout cela porté par la magnifique troupe du « Français » (voir plus haut), ces actrices et acteurs tellement doués… Un régal.
Si vous passez par la capitale, vous savez ce qui vous reste à faire…
FB
(1) En point d’étymologie, je rappellerai que le mot vient du verbe latin vacare, qui signifie être vide, vacant, inoccupé, oisif.
(2) Nous avions pensé, un moment, à la « Trilogie de la villégiature » de Carlo Goldoni, pour le motif de riches bourgeois qui vont passer l’été à la campagne. Nous en somme à la fois loin et pas si loin que cela : fonds social (chez Goldoni, bourgeois affrontés aux nobles), marivaudage et flirt dans les deux. Il existe pourtant une description de l’ennui existentiel chez Gorki qui n’est que peu présente chez Goldoni.
(3) Seul le couple Doudakov paraît surmonter la crise ; c’est le seul pour lequel sont mentionnés des enfants, dont la femme est préoccupée à longueur de journée. Est-ce la raison de cet équilibre ? Ou les enfants jouent-ils ici également un rôle d’échappatoire ? (4) Un processus proche de ce qui s’est passé en France en 1789, même si bien des mécanismes restent propres aux deux pays.
(5) Pourrait-on obliger certains V.I.P., par exemple Paris Hilton, à aller voir la pièce ? 😉