Littératures – Marie DEPUSSE : Dieu gît dans les détails (2014)

Marie Depussé cliniq10

Voilà un livre en forme d’hommage, dédié à deux psychiatres français, Jean Oury et Félix Guattari, tenants de la psychothérapie institutionnelle, le premier ayant fondé  la clinique de La Borde dans le Loir-et-Cher en 1953, dans laquelle les deux travailleront jusqu’à leur mort, respectivement en 2014 et 1992.

Ce mouvement psychiatrique, qui continue à avoir une influence sur les hôpitaux classiques, prône que toute l’institution doit être soignante. Sans vouloir entrer de manière détaillée dans la théorie, nous pourrions dire qu’un premier tournant a été amorcé dans la première moitié du XVIIIe siècle, avec Philippe Pinel (1745-1826), psychiatre français qui oeuvre pour la transformation de l’institution asilaire, purement répressive et enfermante en un lieu de soin, ce qui va révolutionner le fonctionnement des asiles et le regard porté sur celui qu’on appelle le « fou ». Dans le prolongement de ce premier changement radical de paradigme (l’aliéné, d’être à contraindre, devient être à soigner), la psychothérapie institutionnelle va plus loin : au-delà du seul médecin, le soin repose sur tous ceux qui organisent la vie des patients (1), infirmiers, aide-soignants, personnel de ménage ou de cuisine… Poussant jusqu’au bout cette logique, la clinique de La Borde convie des personnes externes, telles que des artistes, pour prendre part à la vie quotidienne et donc à la cure des pensionnaires. Nous sommes face à une vision humaniste de la médecine, qui donne la parole au patient à tout moment, privilégiant la parole, la relation, la mise en situation sur le soin physique classique, dans la droite ligne de l’Ecole de Psychanalyse qui a vu le jour en Europe au XIXe siècle.

Marie Depussé a travaillé dans cette clinique et nous livre ici, en de courts récits, son vécu dans l’institution. C’est un livre court et intense. La première impression qu’il nous laisse est celle d’humanité, au sens large du terme. Conduite à partager le vécu de ces malades, à échanger avec eux, elle les décrit avec une bienveillance qui touche parfois à l’onirisme.

Ma voisine, une vieille dame dont le sac est bourré d’une énorme variété de cigarettes, n’arrive pas à les allumer. Je lui rapproche la main de la flamme : « les yeux », lui dis-je doucement. Aujourd’hui ses yeux sont d’une gaieté ébouriffée. Elle rit. Qu’est-elle venue entendre à cette réunion ? Les jambes croisées, une de ses jambes se balance de plus en plus fort, de plus en plus haut avec une grande élasticité. Comme je regarde, intéressée, le mouvement, un jeune médecin me fait un signe : il met sa main à plat sur l’air en me regardant avec insistance. Je lui souris poliment. Il insiste. Tiens, lui, c’est la main. Avec effort je me réveille. Le médecin est médecin : mettre la main sur le genou de la vieille dame.
Mais bien sûr. Et le balancement s’arrête. Paix, momentanée, sur le monde. Ma voisine fume comme une star. Qui dira la grâce de ces doigts jaunis, de ces vieilles qui fument avec l’insolence qu’elles n’ont pas eue jeunes femmes, et les trous qui parsèment leurs robes comme des blessures indifférentes.

Ce passage résume pour moi tout le livre, hommage au vivre ensemble, à tel point que médecins et patients sombrent parfois dans l’indifférenciation (passagère, disons-le), observation empathique de l’Autre, qui réussit à voir la beauté sous l’apparence cabossée d’une vie différente, neutralité par rapport à tout ce qui pourrait, par l’étrangeté, nourrir un préjugé.

L’auteur nous conte ainsi, avec un équilibre subtil entre compassion et lucidité, des moments de la vie de ces patients, qu’elle fait rayonner dans toute leur différence devant nous ; tout cela dans une langue a priori simple mais très précise, et belle. Et c’est vraiment magnifique…

A lire (135 pages en tout, ce n’est pas le bout du monde, mais c’est une ouverture directe sur le Monde 😉 )

FB (et merci à mon frère JB)

(1) Joli glissement étymologique :
Fou vient de follere, verbe latin signifiant s’agiter comme un soufflet, aller çà et là (de follis : soufflet) : le malade est décrit de dehors, dans ses comportements erratiques
Aliéné (du latin alienus : étranger) est un mot qui pose des barrières entre nous et eux : le comportement du fou en fait un autre, différent du reste. Mais il existe sûrement un sens supplémentaire, qui renvoie le fou à lui-même, comme un étranger dans son propre corps
Patient (du latin patior : supporter, souffrir) désigne enfin le fou comme une personne souffrante ; à l’instar des personnes accablées de maux physiques, il est lui aussi un malade dans sa dimension psychique.