« Le temps passera, et nous aussi nous partirons, pour toujours, on nous oubliera, on oubliera nos visages, notre voix, on ne saura plus combien nous étions, mais nos souffrances se transformeront en joie pour ceux qui vivront après nous, il y aura le bonheur et la paix sur la terre et on dira du bien de ceux qui vivent maintenant et on les bénira. Ah ! Mes soeurs, mes soeurs, notre vie n’est pas encore terminée. Nous allons vivre ! La musique est si gaie, elle joue si joyeusement et dans très peu de temps, il me semble, nous apprendrons déjà pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons… Si on pouvait le savoir, si on pouvait le savoir ! »
Cette tirade, une des dernières de la pièces d’Anton Tchekhov Les trois soeurs, dite par Olga, la soeur aînée, contient de mon point de vue l’essence même de cette oeuvre magistrale.
Que dire de l’histoire ? Il s’agit de la vie, sur quelques années, d’une fratrie de trois soeurs et un frère, quelque part en Russie, ponctuée d’événements familiaux tels que naissance, mariage, adultère. L’important est ailleurs que dans la trame. Nous assistons aux renoncements des quatre personnages principaux à leurs rêves, au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue (si l’on peut parler d’une seule intrigue) et à l’élaboration des moyens de survie correspondants. Rien n’est linéaire, de nombreux personnages secondaires gravitent autour des soeurs et de leur frère, avec leurs histoires propres, qui se mêlent à celles des protagonistes principaux. Voilà ce que nous pouvons résumer à gros traits.
Dans cette pièce, il est est d’abord question de temps. Nous sommes le plus souvent dans un temps décalé, où les personnages parlent au futur ou à l’imparfait, traçant une ligne de continuité entre ces deux espaces temporels, à la croisée desquels se trouve le présent, comme un instant statique qui passe, un équilibre entre deux déséquilibres, l’un déjà advenu et l’autre en devenir. Ce moment actuel, pourtant traversé d’actes et de gestes, n’existe que pour être éclairé par l’expérience des protagonistes ou les conduire à une chose autre à laquelle ils aspirent (partir à Moscou, aimer, travailler), comme un état transitoire. Bien que l’oeuvre n’embrasse que quelques années, le va-et-vient permanent entre passé et futur nous donne l’impression d’une échelle de temps bien plus importante, de morceaux de vie(s) au spectre plus large. Nous entendons les moments enfuis, nous devinons ceux à venir. En cela, l’oeuvre touche à l’ontologie, car elle nous fait ressentir la vie dans son mouvement perpétuel, entre la naissance et la mort. « Car tu es poussière et tu retourneras en poussière » (Genèse, chapitre 3, verset 19), jamais l’illustration de ce verset de la Bible n’a été aussi juste. Cette projection dans un temps qui n’est pas celui que vivent les personnages fait naître la frustration. Il manque toujours quelque chose, une aspiration insatisfaite, un état heureux révolu, qui ne les empêche pas d’aller de l’avant (c’est une pièce très dynamique, l’air de rien) mais qui leur ferme les portes du bonheur. Ainsi le frère Andreï, qui se marie avec la femme qu’il aime et qui finit par s’ennuyer. Ainsi la soeur aînée, Olga, qui s’estampille vieille fille bien avant l’âge et n’arrive pas à s’accomplir dans son travail. Ainsi Macha, la soeur médiane, mal mariée et dont la liaison qui fait battre son coeur est vouée à l’échec. Ainsi Irina, la soeur cadette, qui porte les plus grandes aspirations et qui aura les plus fortes déceptions. C’est quelque part le personnage central de la pièce, qui focalise les autres (même si ce que je dis ici est imparfait car le champ d’interactions est beaucoup plus dispersé). Elle veut travailler, partir à Moscou et trouver le grand amour ; sur ces champs, elle ne sera que renoncement.
Un autre mot maître pour définir cette pièce est tragicomédie. La gravité du propos (ces soeurs et frère, qui, comme des papillons attirés par la flamme et se cognent sans cesse aux obstacles, finissent par s’épuiser) est pondérée par des moments loufoques. Tchekhov intègre dans son théatre ses Bouvard et Pécuchet à lui. Des bouffons, comme les rois en avaient dans leurs cours au Moyen-Age, qui font assaut de sottises risibles. Tels sont Saliony et Tcheboutykine, respectivement major et médecin militaire, qui rivalisent dans le non-sens et la phrase tautologique, voire le couplet de cour d’école. De cette confrontation entre tragique et comique naît une énergie impressionnante qui traverse la pièce de bout en bout. N’est-ce pas ce que nous pourrions définir comme l’âme russe (je ne me prononcerai pas), cette capacité de résistance à tout, quitte à passer du rire aux larmes avec une sensibilité à fleur de peau ?
Vous aurez mesuré la difficulté pour mettre en scène cette pièce. A la lecture, les moments graves et drôles s’enchaînent abruptement, ce qui rend tout possible, même de passer à côté du propos. Ce que j’ai vu à la Comédie française était remarquable. Une mise en scène d’Alain Françon, grand connaisseur de Tchekhov, qui magnifiait l’oeuvre. Décors et costumes de tradition, sans afféterie et pour autant pleins de subtilité et d’invention scénique discrète, tout était à sa place pour laisser l’histoire suivre son cours. La patte du metteur en scène se voyait aussi dans la fluidité de l’évolution des protagonistes. Avec un grand brio, il réussit à rendre cohérentes les relations entre eux et le déroulé de l’histoire, tout en laissant les uns et les autres s’exalter dans leurs soubresauts vitaux. C’est une leçon de théatre à laquelle nous assistons, et de quel niveau !
Alain Françon s’est adjoint les services d’André Markowicz, grand traducteur controversé de Dostoïevski (mais que j’adore), pour l’adaptation. On lui doit, je pense, une partie de cette fluidité qui nous porte de scène en scène comme par magie.
Enfin, je voudrais faire un hommage aux comédiens, venus en force pour assurer l’interprétation de cette oeuvre. Je ne pourrai pas tous les citer, que les absents m’excusent si je me focalise sur ceux qui m’ont particulièrement impressionnés, je les ai tous trouvés excellents, comme portés par une sorte de projet collectif qui sonnait juste. Elsa Lepoivre, déjà remarquée dans Phèdre et La place royale donne à Macha les élans enfiévrés que nécessite le rôle, avec beaucoup de justesse et de sensualité. Florence Viala est une Olga toute en retenue et rationalité, incarnant parfaitement ce personnage qui s’éteint peu à peu. Georgia Scalliet est une Irina fiévreuse, enfantine et grave, à l’instar de sa prestation dans Troïlus et Cressida, à peine plus raisonnée vers la fin. Coraly Zahonero, dans le rôle difficile de la femme du frère, est époustouflante dans sa facilité à passer du registre du jeu à la dureté la plus inflexible (c’est le personnage le plus antipathique de la pièce) et enfin, Danièle Lebrun nous fait le plaisir de sa présence (au sens fort du terme) en nourrice bourrue et aimante. Pour passer aux hommes, citons Eric Ruf (toujours d’une grande présence) en Saliony burlesque et menaçant, Bruno Raffaelli en Tcheboukyne, excellent dans sa capacité de passer du non-sens à la raison, tout comme Eric Genovese, dans le rôle difficile du baron, dont il arrive à rendre les nuances, Stéphane Varupenne dans celui du frère et enfin, une mention spéciale à Michel Vuillermoz, qui dans son personnage de Verchinine, grotesque à la base, rend vraisemblable l’idylle qu’il a avec Macha, de par sa grande sensibilité. Ce sont tous de très grands acteurs, qui jouent ensemble, vraiment ensemble, une oeuvre exigeante.
C’est un très beau spectacle, qui ne m’a pas déçue, moi, fervente admiratrice de Tchekhov.
FB