J’ai déjà eu l’occasion sur ce blog d’écrire une chronique sur « Les enfants de Belle Ville », précédent film de ce talentueux cinéaste iranien sorti en France. On lui doit également « Une séparation », très remarqué en 2010 et « A propos d’Elly », film qui m’avait impressionné, premier contact pour moi avec cet univers si particulier.
Nous le retrouvons aujourd’hui avec « Le passé », film aussi accompli que les autres, où l’auteur continue à tracer son sillon si spécifique. Ashgar Farhadi est en effet à l’antithèse d’un cinéaste comme Steven Soderbergh, auteur polymorphe s’il en est (voir article sur ce blog), sa patte est reconnaissable dans chacun de ses films. Cet article va me donner l’occasion d’expliciter davantage mon engouement.
La différence avec les films précédents semble (je dis bien semble) résider dans le transfert de l’histoire en France. Soit une jeune femme française (Bérénice Béjo) qui accueille, venu d’Iran, son presque ex-mari iranien Ahmad (Ali Mosaffa) pour conclure leur divorce. Elle est mère de deux filles d’un autre père, qui ont vécu avec Ahmad, et vit désormais avec un autre homme qu’elle veut épouser, Samir (Tahar Rahim), père d’un jeune enfant, Fouad, qui vit avec eux. Toute l’intrigue se joue dans quelques lieux clos (si l’on excepte les rares prises en plein air), notamment dans la maison « familiale » à Sevran en région parisienne. L’arrivée d’Ahmad va concentrer tout ce que les protagonistes pensent ou ont à dire les uns sur les autres. Comme un révélateur, ayant cependant sa posture propre (il supporte mal que son ex-femme se remarie), il va déclencher une réaction en chaîne qui ne demandait qu’à s’exprimer.
Que l’on me comprenne bien lorsque je dis cela, il n’est pas question uniquement d’un film progressant jusqu’à un climax où tout explose (nous serions alors dans un schéma assez classique), mais d’un récit beaucoup moins linéaire, où les coups de théatre semblent se succéder, alors qu’ils ne sont faits que de petits riens qui altèrent les relations entre les personnages et notre point de vue sur eux. Ahmad fait irruption dans une situation qui se révèle à nous (et à lui ?) bien plus complexe qu’au premier abord.
Comme s’il levait un à un les voiles sur un tableau qui pré-existait, le cinéaste se joue de nous – au sens neutre du terme : nous ne suivons pas un récit qui avance, la majorité des pièces qui le composent étaient en place bien avant que nous les apercevions. En cela c’est un cinéma passionnant, qui modifie l’espace filmique et le rapport qu’il entretient avec le spectateur. Se superposent deux lignes de temps : la découverte, via Ahmad, qui joue ici un rôle de médiateur, d’un passé déjà immuable, et le schème plus classique d’une histoire qui se déroule devant nous et inter-agit sans cesse avec ce qui a déjà eu lieu. C’est un peu comme si Asghar Farhadi avait découvert la manière de nous projeter dans une dimension supplémentaire, par rapport aux autres films, celle de la vie.
Pour la complexité de l’intrigue, nous sommes renvoyés à des tragédiens comme Racine, par exemple. Un récit où tout s’agence peu à peu pour devenir oppressant et sans sortie possible. Pour autant, le cinéaste, comme dans ses films précédents (et c’est en cela qu’il est tellement en prise avec la vie réelle, de mon point de vue), ne nous impose aucune fin. Tout est encore possible, comme il l’a déjà inscrit subtilement dans les réactions des protagonistes tout au long du film. Cela me fait penser sur cet aspect là, je vous livre ici un ressenti intuitif, aux nouvelles de Katherine Mansfield – à lire – qui découpe et décrit des tranches de vie, les fait habiter par des personnages qui prennent vie devant nous sans qu’il y ait ni début ni fin à leur histoire. Ce sont des humains que nous voyons se mouvoir, qui ne s’inscrivent pas dans le schéma pré-établi d’un scénario classique, « no caben » comme diraient les Espagnols (difficile à traduire, je proposerai : ils n’entrent pas dans le moule).
Conséquence de cela, les protagonistes n’évoluent pas sur leurs fondamentaux. Nous sommes loin du film – fort à la mode – qui nous donne à voir un personnage qui, au gré des événements du scénario, change sa manière de voir sur le monde. Ici, les personnages restent fidèle à eux-mêmes, ne tirent aucune leçon initiatique de ce qu’ils traversent, ils peuvent éventuellement, au gré des informations qu’ils collectent dans leur dialogue avec les autres, modifier leur point de vue, mais jamais leur posture. Comme nous, en général.
Comme dans ses opus précédents, le cinéaste a fait un choix très judicieux des acteurs destinés à représenter cette histoire complexe. Je ne sais pas comment il a rencontré Bérénice Béjo, mais quelle prestation dans ce film ! (Depuis que j’ai commencé cet article, elle a reçu le prix d’interprétation à Cannes et ce n’est que justice, même s’il aurait pu être donné au collectif d’acteurs du film). Nous l’avions déjà croisé plusieurs fois, notamment dans les deux « OSS 117 » et dans « The artist ». Nous la retrouvons ici dans le rôle pivot de cette femme, qui à la fois sait où elle en est et ne sait plus. Successivement forte et fragile (comme nous toutes ;-)), elle est au centre des autres protagonistes et du nôtre. Elle est extraordinaire. Tout comme les autres, que j’ai cité plus haut. Ce sont des comédiens dirigés par un metteur en scène, qui sait leur faire donner le meilleur d’eux-mêmes dans le dessein qui lui est propre.
C’est un magnifique film.
FB