Littérature – Pierre Loti : Aziyadé (1879)

Pierre Loti (1850-1923) est un écrivain français, marin de profession, qui a arpenté le monde, créant une oeuvre autobiographique autour de ces pays lointains qu’il parcourait. Il a gardé une grande affection pour Istanbul, qui est le théâtre d’un de ses premiers romans, « Aziyadé« , dans lequel il nous conte une aventure amoureuse passionnée avec une jeune Circassienne (peuples du Nord-Caucase), quatrième épouse d’un vieux dignitaire turc. Mais également et surtout une vraie histoire d’amour avec la ville (que j’adore alors je ne vais pas le contredire). Il fera d’ailleurs de sa maison de Rochefort une maison orientale qui se visite encore.

Encore un de ces écrivains voyageurs que j’affectionne et que je ne connaissais pas ; il vient rejoindre dans mon Panthéon personnel les George Orwell, Robert-Louis Stevenson, Joseph Kessel, Herman Melville et autres (peu de femmes )-: ), ceux qui me permettent de voyager dans leur trace, de sentir leur liberté et leur ouverture dans chacune des lignes qu’ils écrivent.

C’est un charmant livre ici, bien qu’un peu cruel pour la condition féminine, nous mesurons la distance culturelle parcourue en moins d’un siècle et demi… L’écrivain nous entraîne avec enthousiasme, avec cette belle langue du XIXe siècle, dans ses périples urbains et dans son amour inconditionnel pour cette jeune femme interdite ; à quel point les sentiments qu’il porte aux deux sont aiguillonnés par le fait qu’elles sont hors de portée puisqu’il doit rejoindre sa vie, il ne s’agit que d’une parenthèse un peu adolescente pour un marin assigné à quai dans une ville étrangère, la question reste posée à mon avis. En Aziyadé, il concentre tout ce que l’Occident, épris à l’époque d’Orient, peut prêter à ces femmes en termes de stéréotypes. Lascives, seulement occupées à se faire belles pour l’homme, en tenues brillantes et colorées… Nous voyons la même chose chez Delacroix, lorsqu’il peint les « Femmes d’Alger dans leur appartement » en 1833 : le mouvement parcourt tout le siècle, encore vivace plus de quarante ans après.

Ce qui est beaucoup plus intéressant ici, c’est le vertige de cet homme face à la ville si différente de ce qu’il connaît, ses itinérances qui l’amènent à la parcourir de bout en bout, son envie de faire corps avec elle qui le conduit à prendre un autre nom et une autre identité. C’est toute cette beauté urbaine qu’il nous restitue, dans ses méandres les plus méconnus, non dans les monuments qui sont des emblèmes vu de chez nous ; pas de Sainte-Sophie, à peine une évocation du Palais de Dolmabahce et bien des rues inconnues et parfois sordides qu’il nous amène à découvrir avec lui. C’est très beau je trouve.

Pour autant, cet ouvrage pourrait être mis en exergue dans une des polémiques – très instinctive et presque primaire d’après moi- qui parcourt nos sociétés actuelles. Car l’écrivain nous donne à voir, au-delà même de la condition féminine peu enviable – et qui ne semble pas le déranger, des images troublantes. Ces jeunes Circassiennes à qui il donne environ 8 ans et qui sont là pour la satisfaction (visuelle a minima) des hommes, Aziyadé elle-même, moins de 18 ans, déjà mariée et amante. Et également ces figures bien ambiguës de jeunes hommes à peine pubères qui hantent les soirées des notables… Or l’écrivain n’émet pas de critique sur le sujet mais présente toutes ces pratiques comme partie intégrante de ce pays qu’il admire.

Si lui étaient appliqués les mêmes traitements que ce qui se passe aujourd’hui, comme par exemple pour Roman Polanski ou Gabriel Matzneff – comprenez-moi bien, je ne parle pas ici des procédures judiciaires, parfaitement légitimes en soi et qui livrent ou livreront des conclusions menées d’après un processus impartial et encadré, je ne fais allusion qu’au traitement sociétal et médiatique de ces sujets -, il faudrait d’urgence mettre cet auteur à l’index ! Comment n’y a t-il pas eu encore des défilés devant les librairies qui osent encore le commercialiser ? Avec si possible des pancartes évocatives, tiens par exemple « Bienvenue à Pédoland » ? 🙂

Ce que je voulais simplement mettre en exergue ici c’est notre absence de recul, notre capacité à nous focaliser uniquement sur ce qui nous entoure sans comprendre la portée des positions que nous prenons ; et notre encore plus grande capacité à la critique de l’autre. Comme s’il fallait que nos artistes, nos écrivains, nos cinéastes soient exempts de toute tache ; et encore une fois, pour que ce soit bien clair, s’il y a délit ou crime, il faut qu’il soit jugé, je ne vise ici que la réaction sociale, faite de morale (la religion n’est finalement pas si loin que cela…) bien pensante. Et le risque que j’y voie à terme est la mise en place d’une censure qui ne sépare plus l’homme de son oeuvre et rejette tout en bloc. Pour moi les deux sont à différencier : que l’on ne publie pas les carnets de Louis-Ferdinand Céline dans lesquels il fait preuve d’un antisémitisme au vitriol n’est pas la même chose que de censurer « J’accuse » de Roman Polanski, oeuvre qui ne prête le flanc à aucune charge judiciaire. Nous mélangeons tout…

Nous pourrions nous demander s’il est même opportun d’interdire des oeuvres polémiques, ou d’en réduire l’accès. C’est faire peu de cas de l’esprit critique des gens : comment voulons-nous qu’il se développe si tout est pré-mâché d’avance, si tout ce qui est donné à voir ou à entendre est « politiquement correct » ? Pour être moi politiquement incorrecte ici, je dirai que cela pourrait finir par rejoindre la censure des pays totalitaires qui revoient l’histoire pour en effacer ou en ré-écrire tous les moments qui ne leur conviennent pas… Mais j’irai sûrement trop loin et mon blog pourrait être mis à l’index !

A méditer

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