Contemplation, un voyage immobile (2020)

« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » (Blaise Pascal)

Comment affronter une « quatorzaine », deux semaines dans une chambre d’hôtel inconnue, bien que confortable, dans une solitude accentuée par un décalage horaire avec mon pays natal, qui fait que mes proches et amis sont « off-line » pour moi pendant la première moitié de la journée (jusqu’à 14 h pour les lève-tôt) et que c’est l’inverse vers le soir, mon soir à moi ?

Le confinement en France m’a habituée à cela. Le 17 mars a créé une rupture forte dans nos modes de vie (1), comme une sidération qui nous dépossédait des rythmes habituels que nous avions pour faire les choses. Je pense d’ailleurs que nous ne nous posions même plus la question parfois, nous agissions parce qu’il fallait agir, parce que la vie que nous menons nous impose des rituels que nous ne questionnons même plus. Que ce soit de faire le ménage ou d’organiser un repas avec des amis. Tout ne doit être que mouvement, comme si l’Homme en action pouvait ainsi échapper à la mort ou s’échapper de lui-même. Plus d’ennui possible, la moindre seconde libre à pianoter sur son téléphone pour étourdir (2) le temps qui passe. Pas de vacance, tout au plus « des vacances » où l’on doit partir et si possible loin : vous avez tous assisté à des scènes de retour de congés où celui qui est resté chez lui pour bricoler n’en mène pas large face à celui qui a « fait » le Costa-Rica en trekking sac au dos… Idem pour les retours de week-end, où il était quand même mieux de dire que l’on était allé voir cet artiste si underground qui expose dans une petite galerie perdue au fin fond d’un obscur arrondissement de Paris, avant d’aller prendre un jus de fruit bio dans ce bar solidaire si branché ; ceux qui se sont attelés aux tâches ménagères se taisent en général.

Et là, tous à égalité, en train d’essayer de retrouver des repères à l’intérieur de son foyer, sans plus d’occasion mondaine ou extérieure (3). Comme un certain nombre de gens, ma première action a été de ranger et nettoyer à fond mon appartement ; cela pourrait porter à rire, si cette activité n’avait pas un sens plus profond, celui de se ré-approprier le foyer, redécouvrir tous ces objets entassés disant quelque chose de nous à des époques différentes et en jeter une partie comme une libération psychique et parfois à une manière d’aller de l’avant. Vient ensuite une envie forte de se mettre à faire la cuisine « pour de vrai », à acheter des produits non transformés pour les transformer nous-mêmes, avec un accent mis sur la gourmandise et/ou le côté sain des aliments. Couplé avec une reprise/augmentation des séances de sport, indispensables dans cette période de calfeutrement, c’est pour moi le signe d’une ré-appropriation du corps. Ce corps souvent oublié dans nos mégapoles sauf pour son côté utilitaire, nous en retrouvons la fierté (bien sûr je sais que pas mal de gens ont plus mangé, plus picolé, plus fumé, j’en fait partie aussi, mais c’est cette première impression qui me reste quand même).

Mais tout cela n’occupe pas les journées ; il y a bien sûr le travail, pour ceux qui ont eu la chance de pouvoir continuer à s’y mettre à distance, il reste pourtant beaucoup de temps libre, notamment le week-end. Chacun s’est débrouillé comme il a pu et c’est très bien, il faut presque survivre dans des moments comme celui-là.

Alors justement, tous ces instants, qu’en faire ? La tentation est forte de les saturer de divertissement pour qu’ils s’écoulent plus vite, en ruissellement continu, « time flies by » disent nos amis anglo-saxons. Car c’est quand même ici un paradoxe, nous nous plaignons de manquer de temps et nous ne cessons de vouloir le remplir pour qu’il passe plus vite…

Bien sûr je l’ai moi aussi rempli, mais de beaucoup de confrontation avec moi-même, d’étude et de contemplation. Le matin, passer des moments parfois longs à laisser les pensées vagabonder, immobile était un instant très précieux. J’ai redécouvert la musique classique, notamment à travers l’excellente émission « La tribune des critiques de disques », qui compare des interprétations et permet de découvrir des oeuvres dites connues ou moins grand public. Et plus largement la radio, France culture, qui quoi qu’en dise certains, n’est pas une chaîne de « nantis culturels », mais s’adresse à tous les curieux. J’ai religieusement suivi « Cultures monde », une émission quotidienne qui nous ouvre sur d’autres ailleurs ou « Affaires étrangères » le samedi. Dépaysement et réflexion à la clé. Et comme tant d’autres, j’ai repris une activité manuelle, de la broderie au point de croix. J’ai lu il y a quelque temps le livre de Matthew B. Crawford, « Eloge du carburateur », dans lequel ce professeur de philosophie et réparateur de motos nous explique la valeur du travail ; je m’y suis parfaitement retrouvée ici. En geek que je suis, j’ai également continué à surfer sur le net, en boucles rêveuses, une pensée chassant l’autre, quand je ne jouais pas à mes jeux vidéo, de manière modérée, quand même 🙂

Cette quatorzaine n’est que le prolongement un peu plus strict de ce que j’ai vécu en mars/mai en France. Il y a d’abord un rythme intrinsèque qui est donné par la livraison des repas, 7h30, 11h30 puis 18h et les prises de température (9h et 15h) et puis une entrée progressive dans ce nouveau poste, même si elle me laisse quand même beaucoup de loisir. J’ai repris les mêmes recettes et le temps de plomb se fait plume. J’y ai rajouté l’apprentissage du chinois, apprendre à nouveau est une vraie jouissance.

J’ai ainsi l’impression de me retrouver, de me renforcer en me lovant en moi-même. Aucun ennui ne vient déranger cette harmonie lente.

Bien sûr je serai également contente de reprendre le rythme de la vie de tout le monde, j’espère garder pourtant cette force interne qui est d’être bien avec soi-même en toute circonstance.

FB

(1) Et l’épisode était tellement marquant qu’il y a déjà une rubrique sur le sujet dans Wikipédia ! 🙂
(2) Au sens de « faire perdre connaissance ».
(3) J’excluerai des propos qui suivent les familles avec enfant(s) en âge scolaire, obligés de mener une double/triple vie parfois très difficile, entretien de la maison, travail et éducation des enfants.

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