Jack London (1876-1916) fait partie de ces écrivains aventuriers des XIXe/XXe siècles qui me fascinent par leur liberté et leur faculté à transcender le monde, à l’instar d’Herman Melville, de Mark Twain, de Robert Louis Stevenson, ou, plus proche de nous, de Joseph Kessel ou de George Orwell. Ces hommes (pas de femme ? bizarre 🙂 ) ont mené des vies pleines de découvertes dont ils nous ont laissé une trace dans leur oeuvre écrite.
De cet auteur, nous connaissons plutôt les opus dits « jeunesse », romans d’aventure que nous découvrions adolescents (surtout les garçons !), comme « L’appel de la forêt » (1903) ou « Croc blanc » (1906). C’est un écrivain qui excelle à parler de la nature, celle du grand nord des Etats-Unis, et de la faune de ces contrées. Au travers de ces livres, il a produit un chef d’oeuvre (je n’ai pas peur des mots), « Martin Eden » (1909), plus ou moins autobiographique, où il se livre dans ses angoisses ontologiques et ses grandeurs.
Martin Eden est un marin de profession qui aspire à autre chose. Autodidacte, poussé par sa rencontre avec une fille de la Haute (Ruth Morse dans le livre original/ Elena Orsini ici), il va se jeter dans les livres pour s’instruire, devenir écrivain et ainsi échapper à cette vie de misère qui le colle au sol. Après bien des déboires, il va finir par percer. Tout cela sur fond de montée du socialisme, auquel l’écrivain avait adhéré aux Etats-Unis.
C’est un livre qui nous dit la difficulté à transcender les classes sociales, certes, bien que le héros y arrive ici. Il nous parle surtout de la notion d’accomplissement personnel, de la difficulté à placer le curseur au bon endroit, pour ne pas se tromper et échanger une vie rêvée pour une autre plus réaliste ; et du vide qui nous prend quand nos objectifs sont atteints et que nous n’en avons pas d’autres.
L’idée intéressante du metteur en scène est de transposer cette histoire dans le Naples des années 70 (c’est moi qui estime l’époque), de la scander de chansons populaires de l’époque, d’adopter un grain de pellicule qui nous fait penser à nos photos et films d’enfance. Cela donne à la fois un cachet suranné au film et également une grande profondeur sociale. Car autour de l’histoire principale, le cinéaste greffe des images d’archive qui nous montrent des gens populaires dans leur vie quotidienne, comme pour mieux ancrer ce récit dans une réalité. Une vraie poésie surgit de ces petits morceaux de vie, une femme à sa fenêtre, un enfant qui regarde un feu d’artifice… Oui Martin Eden aurait pu être napolitain, un natif de cette cité où le sublime sacré côtoie le plus ordinaire dans une cacophonie en forme de syncope (Naples est une ville que j’adore), de la même manière qu’il essaye lui de s’élever vers un monde a priori hors de portée. Et les images récurrentes d’enfants nous renvoient sûrement à la pureté du héros, resté dans l’âme un enfant, peut-être un peu tout puissant, qui ouvre grand ses yeux sur le monde et pense que rien n’est impossible.
La mise en image est d’ailleurs tout au long du film d’une grande subtilité. Elle crée des univers différents, tels que peut en contenir cette ville-monde, une fête raffinée chez Elena, couleurs douces ponctuées par la blancheur des robes et la verte harmonie de la nature, une soirée plus décadente dans un hôtel paré de dorure, qui convoque des tons rouge, noir et or, la vie des rues dans toute la crudité de la lumière du sud, qui fait ressortir les traits des habitants, dont certains qui n’auraient pas déparés dans des peintures du Caravage. Elle donne la part belle aux images de bateaux, qui voguent et qui coulent parfois, comme en écho à la vie du héros, rappelant ici à la fois son métier de base et son envie d’arriver ailleurs.
C’est un film énergique, presque fiévreux, qui avance, au rythme du héros qui est toujours en mouvement, sous deux dimensions, si je puis dire ; à l’horizontale, il ne cesse de bouger dans l’espace, allant de train en bateau entre deux séances de repos ; et à la verticale, en poursuivant un mouvement d’élévation dans son aspiration absolue à un autre destin. Nous le verrons d’ailleurs décélérer dans sa quête, lorsqu’il aura atteint ce qu’il pense être son but, pour devenir un homme presque passif et parfois empreint de stupeur.
Enfin, c’est un film politique, n’oublions pas l’engagement de l’écrivain dans les idées socialistes. Même si c’est ici un second plan, nous assisterons à quelques débats sur le sujet, l’engagement du héros étant plutôt de type anarchique à mon avis (:-) )
Il faut saluer l’acteur principal, Luca Marinelli, qui donne à son personnage une profondeur incroyable ; il a été récompensé par le prix de l’interprétation masculine à la Mostra de Venise 2019 et ce n’est que justice.
Oeuvre empreinte d’une grande poésie, décalée et revisitant cette histoire qui tenait si fort à coeur à son auteur, sans le trahir, c’est un très bon film que j’ai vu ici.
FB
Merci. Cela met en grand appétit.