Théâtre – William SHAKESPEARE : La tempête (2017)

tempete

Prospero (Michel Vuillermoz), Duc de Milan, a été exilé depuis douze ans avec sa fille Miranda (Georgia Scalliet) sur une île presque déserte, par son frère Antonio (Serge Bagdassarian) qui lui a tout ravi, pouvoir et honneurs, avec l’aide du Roi de Naples, Alonso (Thierry Hancisse). Or, une tempête rejette sur la plage de l’île les deux comparses, leur suite ainsi que le fils d’Alonso, Ferdinand (Loïc Corbery). Prospero, tel un démiurge, va mettre en place sa vengeance avec l’aide de ses deux serviteurs, l’aérien Ariel (Christophe Montenez) et le terrestre Caliban (Stéphane Varupenne), fils d’une sorcière. Font également partie du scénario Trinculo (Hervé Pierre) et Stefano (Jérôme Pouly), deux serviteurs « légèrement » ivrognes de la suite royale, qui vont s’allier à Caliban contre Prospero. Tout finira bien ici, après quelques péripéties et règlements de comptes.

Cette pièce, la dernière connue de William Shakespeare (1564-1616) porte en elle tout l’art du Maître qui consiste à unir en un même creuset onirisme et trivialité. Elle a d’ailleurs des accents que l’on pourrait trouver dans certaines oeuvres d’Anton Tchekhov, avec ses personnages aspirant à l’absolu (Miranda et Ferdinand), voisinant avec des sujets grotesques (Trinculo, Stefano et Caliban), avec au centre des hommes portés par leurs passions (presque) raisonnables (Alonso, Sebastian, son frère, Antonio, Gonzalo,  et Prospero). C’est un peu notre monde qu’ils décrivent ici…

Il y a bien sûr maintes façons de lire et d’interpréter cette oeuvre fourmillante, où la magie côtoie le monde des hommes. La « tempête » du titre peut être par exemple ce dérèglement naturel des ondes qui conduit les naufragés sur l’île, mais également celle qui agite Prospero de l’intérieur. Ou les deux ? Ariel et Caliban, serviteurs de Prospero, nés sous des auspices radicalement différents, le premier éthéré et délicat, le second tellurique et grossier, ne pourraient-ils pas être l’avers et le revers de l’esprit du maître ?  La sorcière mère de Caliban, née à Tunis, serait alors une simple « Infidèle », ce qui suffirait à la considérer comme malfaisante ? Sommes-nous dans un conte magique, comme dans « Le songe d’une nuit d’été », ou esprits et elfes viennent hanter les hommes ? Prospero, puissant de l’appui de ses « esprits » asservis peut-il provoquer tous ces événements auxquels nous assistons ? Ou sommes-nous dans un rêve de toute puissance, où il ne fait que projeter sa pensée sur le monde et imaginer qu’elle le fait plier à sa volonté ? La pièce, passionnante, peut nous permettre l’une et l’autre lecture.

Ici, Robert Carsen, metteur en scène canadien réputé, invité par Eric Ruf (merci !) a choisi une relecture épurée de l’oeuvre. Comme décor une « boîte » qui à la fois enserre les personnages et permet de projeter des décors différents et minimalistes, des vagues aux allures différentes permettant au spectateur qu’il est à un endroit différent de l’île. Comme costumes, des uniformes décorés, qui pourraient appartenir à la garde de n’importe quel dictateur moderne ; du blanc pour les habits des « purs », Prospero, Ariel et Miranda ; et des habits souillés pour Trinculo, Stefano et Caliban, le vêtement instituant ainsi, subtilement, la distinction entre les « classes » de protagonistes, les hommes de pouvoir, les « purs » et les « triviaux », si je peux résumer ainsi. Ces partis pris, à l’opposé de certaines mises en scène historiques et emplies de magie de la BBC par exemple (qui sont excellentes également), permettent une autre lecture de l’oeuvre, débarrassée de ses oripeaux.

Elle se concentre ainsi sur une offense qui appelle une vengeance ourdie de longue date. Prospero devient un personnage tout puissant, qui va manipuler tout le monde, jusqu’à sa fille, pour donner une leçon aux usurpateurs et retrouver sa puissance. Même si la fin sera l’occasion de quelques réconciliations, l’argument se poursuit tout au long de l’oeuvre ; et il est d’autant mieux mis en lumière ici, sans distraction vers cet univers imaginaire qui dédouanait quelque peu le héros. La pièce en devient presque dérangeante…

Pour incarner cette vision du metteur en scène, il fallait un formidable acteur et il le trouve en Michel Vuillermoz, en passe de devenir un de ces monstres sacrés comme il en est peu (sa prestation dans « L’hôtel du libre-échange » de Feydeau, cette même année, était également exceptionnelle). Autour de lui, encore cette magnifique troupe du Français, toujours excellente et galvanisée depuis qu’Eric Ruf, administrateur général depuis 2014, l’a poussée à prendre des risques dans des mises en scène plus audacieuses que d’habitude. Nous pouvons ici mesurer leur art, tout en nuances ; et je voudrai faire une mention spéciale à Stéphane Varupenne, qui excelle à faire exister devant nous ce Caliban, mi-homme/mi-bête.

Un régal…

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