Théâtre – Jean RENOIR : La règle du jeu (2017)

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« La règle du jeu » est un film réalisé par Jean Renoir en 1939, qui dépeignait, à l’occasion d’une soirée quelque peu mouvementée, un microcosme formé par quelques bourgeois riches et leurs serviteurs. C’est un film élégant, plein d’humour et de gravité à la fois, badinage sentimental tendant à la critique sociale, finalement bien proche de Marivaux, avec ses valets et ses comtesses. Le film est également très moderne, par le regard à la fois acide et humaniste qu’il porte sur le monde et il a fait maint émules (« Gosford Park » de Robert Altman en 2002, par exemple).

La Comédie Française, que rien n’arrête en termes de défi, s’est imposé celui de monter cette oeuvre cinématographique sur une scène de théâtre.  Et c’est magique !

La première bonne idée est de mêler vidéo et théâtre, ce que la troupe avait déjà fait pour monter « Les damnés », autre trame cinématographique, comme pour rendre hommage à l’oeuvre originelle, dans les deux cas. J’avoue avoir été surprise, au début de la pièce, de voir un film projeté sur un écran, qui nous montre l’arrivée des invités à la soirée ; tout cela se passe dans le bâtiment Richelieu de la Comédie Française, des voitures de maître (l’une d’elles conduite par Eric Ruff, le directeur de l’institution, excusez du peu) s’arrêtent, déposant leurs occupants qui se regroupent dans la rotonde du bâtiment. Suivis par une caméra à l’épaule, nous voyons les principaux protagonistes prendre place dans l’intrigue, champagne et petits fours à l’appui, tous vêtus de fête. Nous percevons tout de suite les liens amoureux, contrariés ou non, qui se font jour entre les personnages ; Christine, l’épouse de Robert De La Chesnaye, qui n’est pas indifférente aux avances d’André Jurieux (aviateur qui vient de battre le record de la traversée de l’Atlantique dans le film, ici marin ayant traversé la Méditerranée en bateau en sauvant des migrants),  et se trouve être le héros de la fête ; pendant que Robert lui-même est l’amant de Geneviève ; et qu’un certain Octave, ami d’enfance de Christine joue les confidents de cette dernière et de son ami André… Les serviteurs ne sont pas en reste, Lisette, la femme de chambre de Christine, mariée à Schumacher, le garde-chasse de Robert De La Chesnaye, maître de la fête, se laissant conter fleurette par Marceau, un autre domestique. Toutes ces intrigues vont se nouer ou se dénouer en un temps court, celui de la soirée donnée par Robert, où les pulsions vont se lâcher jusqu’au meurtre ; et dans une unité de lieu, le somptueux manoir étant ici remplacé par le magnifique bâtiment de la Comédie Française, dont nous allons explorer bien des coursives et pièces cachées au public grâce à la vidéo. En ce sens, le fait de monter le scénario du film en pièce de théâtre paraît presque évident, puisqu’il répond aux trois unités prônées par le théâtre classique français du XVIIe siècle : unité de lieu déjà soulignée, de temps et d’intrigue.

Christiane Jatahy, qui a mis en scène le spectacle, l’a adapté à notre époque, faisant par exemple de Christine une femme marocaine, là où la Christine de l’oeuvre initiale était d’origine autrichienne ; idem pour Schumacher, Noir au service des Blancs ; idem pour la transposition de l’exploit réalisé par le héros de la fête, qui se retrouve au coeur de la question si brûlante actuellement des migrants. Ce n’est pas dénaturer l’oeuvre originelle que de prendre ces partis ; pas de plaidoyer pour ou de charge contre, ici. Juste une re-contextualisation et une transposition du « danger potentiel » ; en 1939, les Nazis auxquels Christine fait écho (1), en 2017, l’immigration qui fait si peur à la France.

Dans cette même veine de rafraîchissement de l’oeuvre, nous serons également invités à chanter Dalida pour accompagner les invités dans leur fête décadente et alcoolisée. Grand moment de fusion entre spectateurs et comédiens (nous avons quasiment fait la « ola » dans la salle Richelieu, trop fière !), dont nous aurons plusieurs exemples, des acteurs surgissant dans la salle, certains interpellant les spectateurs et leur offrant par exemple des pommes et improvisant un dialogue avec les récipiendaires. Comme si le moment festif représenté, poreux, n’avait pas de limite, comme s’il était universel, nous englobant tous.

Car c’est un spectacle de perméabilité, c’est le mot qui me vient pour le définir. Entre le cinéma et le théâtre, scènes filmées ouvrant et fermant la représentation, mais également présentes sur scène par intervalles, notamment au moyen merveilleux d’un drone manipulé par Robert. Entre les spectateurs et les comédiens, comme je viens de le souligner. Tout cela crée comme une démesure spatiale, qui réfracte les vidéos, ce que nous voyons sur scène, ce qui se passe dans la salle, et nous emmène dans un monde à multiples dimensions (peut-être avons-nous dépassé la troisième ? Je ne sais…).

Cette démultiplication de l’espace crée une dynamique réelle au coeur de la pièce. Le fait de suivre, caméra à l’épaule, tous nos comédiens dans les loges de l’institution, à la recherche de costumes de fête en est une bonne illustration ; scènes nerveuses à la limite de l’amateurisme, qui restituent bien l’atmosphère électrisée de la préparation d’une fête. Mais aussi ce moment hallucinant où certains comédiens déguisés en lapin sont pris en chasse par des « chasseurs » et dont la vidéo nous restitue les halètements… Manière de nous dire que tout cela n’est pas uniquement de la distraction, Eros et Thanatos ne sont pas si loin.

Rendons encore une fois hommage à cette excellente troupe, dont je distinguerai Elsa Lepoivre, d’une rare beauté et élégance et surtout Serge Bagdassarian, excellent dans les rôles comiques et qui nous donne là un numéro irrésistible ; il faut le voir danser de manière chaloupée sur des chansons populaires tout en revêtant costume sur costume pour être pris d’un fou rire inextinguible.

Une pièce dont je me souviendrai.

FB

 (1) Notons également que le vocable « Autrichienne » évoque Marie-Antoinette, la dernière Reine de l’Ancien Régime en France, à la fois figure assimilable aux héroïnes de Marivaux et soupçonnée de trahison envers « l’ennemi » (la Prusse et l’Autriche de l’époque). Coïncidence ? Je ne crois pas…