Cinémas – Jim JARMUSCH : Paterson (2016)

paterson

Trois ans après l’onirique « Only lovers left alone », qui m’avait laissée un peu sur le bord, malgré la présence magnifique de Tilda Swinton, un des plus originaux cinéastes américains, Jim Jarmusch, nous revient avec un opus où nous le retrouvons dans tout son art.

Paterson est chauffeur de bus dans la ville éponyme du New-Jersey. Poète à ses heures, il mène une existence tranquille et presque casanière, peuplée de sa femme, son chien, son bar et ses collègues. C’est un contemplatif taiseux, dont nous allons suivre une semaine de vie.

Scénario bien ténu, me direz-vous, et je ne peux vous démentir. Et c’est là que se démarque le cinéaste, qui parvient à glisser dans les interstices de cette vie si bien rangée, quelques pincées de merveilleux et une bonne dose de poésie qui va faire de cette oeuvre un objet qui ne ressemble à nul autre.

Notons tout d’abord la grande bonté qui se dégage de l’ensemble ; ici nul méchant, nous sommes dans une vision idéalisée du monde. Paterson, la ville, que nous voyons se dérouler devant nous au gré des voyages en bus, serait comme une banlieue de New-York revisitée par quelque fée qui aurait décidé d’y implanter le beau temps permanent, de rendre tous les passagers du bus courtois et gentils… Un indice supplémentaire nous est donné quand Paterson engage la conversation avec une petite fille qui lui lit ses poèmes ; « ils ressemblent aux tiens », dit sa femme, fan énamourée de son art, lorsqu’il lui en récite un : poésie enfantine, limpide et complexe à la fois… Nous sommes dans un univers où les adultes retrouvent la capacité à s’émerveiller comme des enfants. Tout est sujet à mystère, ces couples de jumeaux qui surgissent en coïncidence devant Paterson, après que sa femme lui ait parlé de son envie d’en avoir ; cette boîte aux lettres qui ne cesse de pencher tous les jours, malgré les efforts du héros pour la redresser quotidiennement ; cette impalpable magie de l’amour, qui prend ici deux formes, l’engagement absolu entre Paterson et sa femme et l’histoire avortée entre deux habitués du bar…

Jim Jarmusch, en plus de nous restituer cette enfance perdue, nous montre également l’importance des racines. Ainsi, l’intangibilité de l’itinéraire emprunté quotidiennement par le protagoniste principal ne fait que l’ancrer davantage dans sa vie. Ainsi également le mur d’images en l’honneur des personnages importants de la ville, tenu à jour par le patron du bar où Paterson se rend chaque soir. Cette routine, cette célébration d’un endroit, sans renommée a priori, sont autant de soubassements solides sur lesquels construire une vie. Et cela permet à Paterson par exemple d’accepter les envolées de sa femme, princesse dans son château, quand elle repeint tout l’appartement de manière graphique, se lance dans la confection de cupcakes par centaines, ou commande une guitare pour devenir chanteuse de folk. Tout le monde ici a un rêve qu’il essaye d’accomplir, comme nous tous d’ailleurs, semble nous dire le cinéaste, qui en écrivant de la poésie, qui en se voyant star de folk ou reine des cupcakes…

Disons également, pour compléter mes propos ci-dessus, qu’il s’agit d’un film poétique sur la poésie. L’univers est enchanté, semble nous dire l’auteur, à chacun de décider s’il veut ou non voir cette magie. Paterson y parvient au travers de ses écrits, sa femme au travers de ses rêves, le patron du bar en épinglant de nouvelles photographies ou articles qui racontent la ville… Certains n’y arrivent pas, tel le collègue de Paterson, qui ne cesse de se plaindre de différents maux. La vie est là, nous dit Jim Jarmusch, à nous de la ré-enchanter.

Ajoutons que s’il s’est décentré de son New-York habituel, l’auteur glisse un certain nombre de citations cultivées en termes de films (les protagonistes vont voir « Island of lost soul », un film de 1932 avec Bela Lugosi et Charles Laughton) ou de livres, maintes allusions à William Carlos Williams (1) et à Emily Dickinson.

Les acteurs sont impeccables, Adam Driver avec sa voix digne du blues (Jim Jarmusch paraît apprécier ces voix-là) et Golshifteh Farahani remarquée dans « A propos d’Elly » (2009, Asghar Farhadi, Iran).

Enfin, je voudrais faire mention de la dernière scène, absolument merveilleuse, entre Paterson et un touriste japonais, Masatoshi Nagase (protagoniste de « Mystery train » du même cinéaste, 1989). C’est d’une telle beauté pacifique que je ne l’oublierai pas de sitôt.

Donc j’ai adoré, vous l’aviez compris ?

(1) Poète et médecin américain (1883-1963).