
Marton, suivante et Frontin, valet

Jean-Honoré Fragonard : La cage (vers 1760)
Heureux hasard de calendrier, une visite au Louvre, dans le Département des peintures françaises m’avait conduite vendredi à revoir avec grand plaisir les toiles de Watteau et de Fragonard, avant de me rendre dimanche à la Comédie française pour assister à la représentation de cette pièce peu connue du grand écrivain français du XVIIIe siècle, Marivaux. Une proximité temporelle et thématique tout à fait bienvenue (voir ci-dessus). Je dois dire d’ailleurs que là où j’assimilais Marivaux plutôt à Watteau, il est également à rapprocher de Fragonard : du premier il emprunte, par son langage soutenu et l’élégance des situations, la beauté des scènes galantes ; du deuxième, la friponnerie et l’éloge de la chair.
Cette oeuvre permet de retrouver une intrigue telle qu’il aime à les décrire (1). Soit le marquis Rosimond, courtisan parisien, qui doit épouser Hortense, fille d’un comte de province. Aucun des deux ne souhaite ouvrir ses sentiments à l’autre, le premier par respect des codes de bienséance qui sont les siens et la deuxième en réaction à son attitude. Surgit alors Dorimène, jolie et récente maîtresse parisienne de Florimond, et son ami Dorante, qui vont jeter encore plus de trouble dans ce chassé-croisé amoureux.
Nous sommes ici dans un univers de couples, qui se font ou se défont, Rosimond, Hortense, Dorante et Dorimène n’ayant pas encore tranché dans leur choix d’un(e) futur(e), le destin de Marton et Frontin, respectivement servante d’Hortense et valet de Rosimond étant presque clair depuis le début. Ajoutons d’ailleurs à ce nombre la paire formée par le père d’Hortense et la mère de Rosimond, figures tutélaires, qui interviennent tel des Deus ex machina pour remettre leur progéniture dans le droit chemin quand cela s’impose ; ce n’est pas un couple à proprement parler (encore que ?), mais un duo qui fonctionne souvent ensemble (2). Entre tous ces personnages, nous allons assister à des joutes verbales étourdissantes autour des sentiments, leur présence, leur absence, leur dissimulation ou leur aveu. Nous retrouvons ici ce que nous aimons tant chez cet écrivain (et chez d’autres de la même époque), un esprit piquant et drôle (la salle riait souvent), prenant forme dans de brillantes badineries (3) tout en malice et parfois en doubles sens ; tout cela porté par une langue choisie et magnifique.
Ce que recouvre cette enveloppe formelle et précieuse est ici plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. Nous voyons passer l’affrontement entre des conceptions de l’amour et du mariage antagonistes. Dans l’esprit de Rosimond « Petit maître », les sentiments n’ont rien à voir avec ce pacte social, qui vise seulement à établir deux personnes dans la société ; l’amour est réservé aux liaisons passagères (notons qu’il s’apparente ici plutôt à une attraction sexuelle). En contrepoint, Hortense, aidée de Marton, prône un mariage d’amour et n’a de cesse que de faire avouer à son promis ce qu’il ressent pour elle. Marivaux oppose là, clairement, les moeurs parisiennes aux moeurs « de province » (le terme revient plus souvent qu’à son tour) ; d’un côté la frivolité, qui finit par apparaître ridicule chez ces personnages (Rosimond et Dorimène) déplacés hors de leur microcosme naturel et de l’autre la stabilité fidèle, jugée ennuyeuse par les Parisiens. L’auteur, nous l’avons compris dès le début de la pièce, est en faveur des premiers. Et il veut ici s’en prendre aux « Petits Maîtres », catégorie sociale née au XVIe siècle, jeunes seigneurs guerriers, enclins à la boisson et au jeu et méprisant les femmes, qui finissent avec le temps à ne devenir que ridicules (j’emprunte mes propos au livret de la pièce).
La mise en scène de Clément Hervieu-Léger (4) est limpide et souligne parfaitement ce que nous voyons. Un décor de un champ de blé sur fond de ciel bleu, comme pour rappeler la simplicité supposée de la province, ouverte sur la nature. Sur ce fond (qui notons-le rend les déplacements des acteurs parfois complexes), nous voyons les comédiens s’agiter nerveusement (à l’exception du couple de parents, hiératiques du début à la fin), comme pour incarner un dynamisme qui permet à l’oeuvre de prendre tout son sens, pétillante et rapide. Le metteur en scène a également beaucoup travaillé sur le texte, pour introduire çà et là silences et jeux muets, qui aèrent le texte et lui permettent de prendre tout son sens comique, tirant parfois jusqu’à la farce, mais en finesse. Nous pouvons également noter qu’il en va de même avec les moments graves, où les suspens introduits dans le rythme, permettent à la salle de prendre conscience de l’importance de l’instant (la qualité du silence que j’ai pu constater chez les spectateurs en est une preuve).
Pour porter cette histoire pleine de rebondissements, nous trouvons, comme toujours, la magnifique troupe « du Français », épaulée par des carrures telles que Dominique Blanc et Didier Sandre (quelle bonne idée d’avoir affilié de tels comédiens à cette institution !). Je voudrai faire ici hommage à deux d’entre eux, particulièrement : Florence Viala, tout d’abord, que j’ai vu maintes fois sur scène (dans « Vania » cette année par exemple), absolument excellente de naturel (et j’aurais envie de dire, de « gouaille », elle pourrait sans difficulté jouer comme Arletty) et Christophe Montenez, tout jeune arrivant à la Comédie Française (2014), déjà remarqué dans « Les damnés » (voir article sur le blog) et qui confirme ici son talent, à vingt-huit ans à peine.
C’est une pièce à voir, comme beaucoup mises en scène par la Comédie Française actuellement (et je me félicite à chaque fois d’avoir pris un abonnement). Vous pouvez faire un détour par le Louvre, tout proche, pour prolonger votre périple en peinture…
FB
(1) Voir par exemple une de ses pièces les plus connues, « Le jeu de l’amour et du hasard », pour lequel je vous recommande la version télévisée réalisée en 1967 par Marcel Bluwal, avec entre autres Danièle Lebrun, Claude Brasseur et Jean-Pierre Cassel.
(2) Notons que l’auteur a pourvu le jeune homme d’une mère et la jeune fille d’un père, comme dans un équilibre proto-Freudien qui ne dirait pas son nom… 😉
(3) J’emploierai bien le mot de « marivaudage » (désigne des paroles et comportements amoureux légers et coquets), mais ce serait ici un contresens historique, l’écrivain ayant donné son nom au concept, plus tardif.
(4) Encore un surdoué du métier : à peine 39 ans et déjà tant à son actif… Je vous laisse découvrir sa bio sur internet, mais elle vaut la peine.