Littératures – Antonio ALTARRIBA : L’art de voler (2010)

artdevoler

Pour la deuxième fois de ma vie (mieux vaut tard que jamais…) je me suis lancée dans la lecture d’un roman graphique la semaine dernière (1). J’emploie à dessein le mot de « roman graphique » et non de bande dessinée, car il s’agit d’un type d’ouvrage plus étoffé, porté par une histoire très structurée (ici en chapitres) ; j’ai d’ailleurs eu l’impression de lire un roman, où jamais le fond ne le cède sur la forme, et où les images, dans un bel équilibre, loin de distraire le lecteur du récit, enserrent ce dernier comme dans un écrin où il n’en ressort que davantage.

Antonio Altarribe, sur qui je n’ai trouvé que peu de renseignements, écrit ici sur la vie de son père, qui s’est suicidé en 2001 à l’âge de 90 ans. Né près de Saragosse, dans un petit village de campagne, celui-ci va être amené à participer aux grands événements qui jalonnent l’histoire de l’Espagne à cette période ; le coup d’état du Général Franco, la guerre civile, l’internement dans les camps de réfugiés français, la participation à la Résistance française contre les Allemands et puis, de retour dans sa patrie, la vie dans ce pays dominé par une quasi-dictature militaire.

C’est un destin individuel que nous suivons au fil des pages, celui d’un homme avec ses rêves, ses peurs, ses amours, qui construit sa vie dans un contexte complexe et souvent adverse. Celui d’un être ordinaire dont les idéaux vont se fissurer, en même temps que s’effondre cette espérance d’un monde meilleur porté par la révolution espagnole, contre la défaite et le retour à une vie « normale », à la quotidienneté banale d’une existence « rangée », avec épouse, travail et enfant. Dans la deuxième partie de l’oeuvre, nous sentons toute la résignation du protagoniste, face à ces jours qui coulent sans aspérité, ces désenchantements successifs (couple, amis, temps qui passe…). Et nous comprenons que, dans ce geste irréversible qui le mène en haut de l’immeuble abritant sa maison de retraite, il efface d’un trait magnifique tout ce qui le clouait au sol depuis longtemps, retrouvant « l’art de voler » loin des contingences, de transcender une dernière fois la grisaille de sa vie, pour se retrouver héros dans un dernier acte libérateur (2)

C’est également un pan d’Histoire qui se déroule devant nous, fait d’une lutte impitoyable entre démocratie et autocratie, qui débute en 1923 par la dictature du général Primo de Rivera, pour s’achever en 1975 par la mort du général Franco ; entre temps l’Espagne aura connu la République, deux dictatures et une guerre civile violente de 1936 à 1939, répétition à l’échelle d’un pays de la guerre qui va secouer l’Europe dans les années suivantes. Conflit en marge de la deuxième guerre mondiale, il a laissé des traces indélébiles qui parcourent encore le pays. Tout cela est rendu de manière fort subtile au travers de cette aventure personnelle, bel hommage rendu par un fils à son père, par un citoyen à son pays…

Vous comprenez que je vous recommande cette lecture, qui m’a été moi-même recommandée (Merci E. ).

FB

(1) Le premier étant « Persepolis » de Marjane Satrapi.
(2) Cela rejoint une question que je m’étais posée en lisant les Carnets d’Ernst Jünger, officier allemand pendant la Première Guerre Mondiale, qui tout jeune avait trouvé dans ce conflit une grande exaltation qu’il nous fait partager dans son récit : que faire après, une fois que la Paix est revenue ? Comment retrouver cette adrénaline qui fait tout supporter dans un environnement si hostile, lorsque tout est calme et pacifié ? C’est une vraie interrogation, auquel ce livre fait écho à sa manière.