Cinémas – Bertrand BONELLO : Saint-Laurent (2014)

saint laurent
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n exergue, je signalerai que je n’ai pas vu le film de Jalil Lespert sur le même sujet (« Yves Saint-Laurent », 2014), ni aucune oeuvre de Bertrand Bonello et enfin, que je ne suis pas une passionnée des « biopics » (quel horrible mot, convenez-en).

C’est donc « vierge » de toute référence, n’ayant lu aucune critique sur le sujet, que je suis allée voir ce film, sur un sujet a priori sans grande attraction pour moi, mais j’étais curieuse.

Je ne raconterai pas ici la vie d’Yves Saint-Laurent (1936-2008), grand couturier français qui a marqué la haute couture depuis les années 1960/1970. Car ce n’est pas le sujet du film, ou alors si, je ne sais pas, ce n’est pas si clair. Bien sûr, Yves Saint-Laurent occupe l’écran de la première à la dernière scène, mais ce que nous voyons ici est centré sur l’homme et non sur son histoire. Et ce décalage de point de vue change tout. Permet tout. Par exemple l’absence de linéarité de l’histoire, flash back et projections dans le futur à l’appui, même si la ligne chronologique du film nous donne à voir le couturier entre les années 1967 et 1976. Mais aussi, focalisé sur le personnage principal, il rejette plus loin tout ce qui n’est pas son moi intrinsèque, un peu à l’instar d’une boule à facettes dans des soirées, qui diffracte la lumière ; nous apercevons dans les rayons lumineux mouvants les défilés, les fêtes arrosées de champagne, la figure de Pierre Bergé, les incontinences sexuelles, la villa de Marrakech comme autant des scènes périphériques au propos principal.

Car ce que nous voyons à l’écran est le portrait rapproché d’un être blessé qui ne peut trouver un équilibre fragile que dans la création. Il pourrait s’agir d’un peintre, d’un sculpteur, d’un écrivain et le propos serait le même (sauf pour son regret de ne pas être peintre et d’exercer un art inférieur). Pour supporter le monde, il dresse autour de lui-même et de son travail des défenses successives comme autant de barrières qui éloignent les autres et leurs contingences. En gardes du corps, trois figures féminines l’entourent (moins menaçantes que des hommes ?). Dans le monde du travail, Anne-Marie Munoz, qui dirige son atelier d’une main de fer, fait ses quatre volontés. Betty Catroux et Loulou de La Falaise, qui interviennent également dans la sphère professionnelle, règnent sur le reste de son existence ; le film les montre toujours seules avec lui (alors qu’elles étaient mariées l’une et l’autre), l’accompagnant à peu près partout comme deux âmes soeurs, dissemblables mais réunies autour de cet homme « diva ». Les moments où il les rencontre sont de grande beauté, comme si deux êtres se reconnaissaient dans leur similitude (avec Betty, magnifique scène de superposition de ces deux corps longilignes vêtus de cuir, au travers du miroir d’une boîte de nuit) ou dans leur différence (avec Loulou et un inventaire presque amoureux de ses vêtements, nous pensons à la célèbre scène du « Mépris » de Jean-Luc Godard, entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli). En deuxième ceinture de défense, nous trouvons Pierre Bergé, l’amoureux de toujours, présenté ici comme une sorte d’ange gardien pragmatique et déterminé, qui veille sur l’existence quotidienne et les intérêts financiers d’Yves Saint-Laurent, sans empiéter sur sa vie fantasque ; nous ne le voyons quasiment jamais dans les fêtes ou les moments d’égarement du héros, il est plutôt présent pour rattraper des situations difficiles dans lesquelles ce dernier a pu s’empêtrer, un peu comme une figure de père (par exemple dans les relations avec Jacques de Bascher).

Ces cinq personnages permettent au protagoniste principal de ne pas s’occuper des choses matérielles : il veut du champagne, on lui en apporte, il veut refaire entièrement un modèle, la pression est mise sur les couturières pour que ce soit fait en quelques minutes, il trouve que sa statue de Bouddha ne se marie pas bien avec sa collection de camées, un des plus grands décorateurs parisiens se charge de trouver un agencement convenable, il perd son chien mort d’une overdose, on fait venir tous les bouledogues disponibles pour trouver exactement le même, à son insu. Sans compter que Pierre Bergé, grand collectionneur et esthète, lui dessine des intérieurs extrêmement raffinés, tant à Paris qu’à Marrakech, pour qu’il soit entourés de belles choses.

Le cinéaste nous montre en définitive un homme enfant, à qui l’on passe toutes ses volontés, même avant qu’ils les exprime, à la fois pour le satisfaire et le protéger du monde extérieur, qu’il est incapable d’affronter. Quand il y est contraint, il se montre maladroit et parfois brusque ; témoin le moment où il montre toute sa compréhension à Madeleine, une de ses couturières, qui doit s’absenter pour pratiquer un avortement, allant jusqu’à lui donner une forte somme d’argent, alors que dans la scène suivante, il demande à son chef d’atelier de la renvoyer – comme si elle l’avait trahi. Ne tirons pas une généralité de cette anecdote, il est en fait très éloigné de ces contingences et commet les erreurs de celui qui ne peut s’intéresser aux autres, sans esprit de manipulation.

C’est donc le portrait d’une « odalisque » masculine, cultivant la beauté et les mécènes, s’adonnant à son art dans un milieu privilégié et protégé, ce qui lui permet de survivre. Les scènes le montrant âgé, cloîtré chez lui, relié au monde extérieur par quelques personnes, s’adonnant à la cigarette et à la boisson, dans un raffinement créé par tous ces objets délicats qui l’entourent, est très révélateur à ce propos. Mais nous voyons aussi un homme qui sombre, malgré l’attention de son entourage. Drogue, alcool, cigarette, étourdissement dans la fête, tout cela est comme admis et normal, même si cela donne lieu à quelques dérapages spectaculaires.

Pour filmer cette trajectoire de vie, Bertrand Bonello nous donne à voir du grand art. Quelle beauté dans la mise en scène, parfois très carrée et lorgnant parfois vers le cinéma expérimental (écrans diffractés, ralentis, flous…) et ne fait que donner plus de force à l’ensemble. C’est du très beau cinéma.

Il faut également parler des acteurs. Gaspard Ulliel m’a laissée sans voix. Il incarne le personnage avec un savoir-faire qui nous laisse présumer d’un grand acteur en devenir. Autour de lui, Jérémie Renier, l’homme caméléon du cinéma, est comme toujours parfait (quel acteur !), les autres sont vraiment bien, dans des rôles plus secondaires, comme je l’ai dit.

C’est un très bon film, à voir.

FB