Littérature-Mireille HAVET (1898-1932) : Journal (1918-1919)

mireille havet

« J’ai brassé de la lumière avec mes rames, au flanc souple de la barque légère, dans l’or changeant d’un ciel qu’étame le couchant d’hiver…
Mes bras, à force de lire ou de vivre à ne rien faire, se sont affaiblis tristement. Au retour, la barque si légère me pesait avec ses rames d’argent.
Le grand bois, forestier malgré lui, et la poudre de riz des femmes, et le chypre de Coty, avaient une allure lointaine qui m’a plu et fait de la peine en m’évoquant la campagne perdue. Et je suis revenue avec les mains calleuses, comme un jour d’enfance où je jouais au jardinier, mâchant ma peau tendre au manche d’une petite bêche et d’une brouette chargée de vieux chrysanthèmes tombés.
Parmi les rues, j’ai reconnu la lune nouvelle, malgré tout. Elle s’en allait là-haut. Petite médaille ironique. Fiançailles ajournées de Pierrot.
Puis ce sont éternellement les livres, la recherche inquiète des mots et la pesante attente d’une tendresse qui dissoudrait la vie.
J’ai bien cherché pourtant ». [8 janvier 1919]

Cette sensibilité à fleur de peau, exacerbée, d’une jeune femme de vingt-et-un ans, fait la matière de ce journal, dont deux années ont été publiées aux Editions Claire Paulhan en 2003.

Presque inconnue aujourd’hui, elle fréquentait à cette époque le beau monde parisien ; Jean Cocteau, qui la surnommait « la petite poyétesse », Natalie Barney, Elisabeth de Clermont-Tonnerre, la Princesse Murat, Raymond Radiguet. Et tout ce que Paris compte de personnalités brillantes, demi-mondaines, poétesses, femmes et hommes en vogue.

Issue d’un milieu proche des artistes (ses parents fréquentent des personnalités telles que Paul Fort ou Guillaume Appolinaire), Mireille Havet, malgré une éducation chaotique (père interné lorsqu’elle est très jeune, peu de fréquentation de l’école), lit énormément et se met à écrire (poussée par Appolinaire, qui favorisera l’édition de ses premiers textes). Fascinée par la vie mondaine qui reprend à Paris après le coup d’arrêt du début de la guerre, elle fréquente les hauts lieux de la capitale, malgré son manque d’argent (qui pèsera sur elle toute sa vie, en filigrane).  Elle se fait une silhouette – en dandy un peu androgyne – et un nom, dans cette société futile qui cherche à oublier tous les morts au combat. Homosexuelle déclarée (et presque militante), elle va de maîtresse en maîtresse prestigieuse, s’adonnant à la drogue à partir de 1919. En 1932, atteinte de tuberculose, sans argent mais soutenue par quelques amis, elle meurt dans un sanatorium en Suisse.

Ce court journal est d’une maîtrise parfaite. Maîtrise de la langue, comme le montre l’extrait inséré plus haut. Un onirisme de toute beauté qui irrigue le récit d’un bout à l’autre, laissant voir une virtuosité dans le choix des mots et des images que nous n’attendrions pas d’une si jeune femme. Sauf à se rappeler le contexte dramatique de l’écriture (son père) et l’émulation de son milieu.

Le motif est passionnant. Toute cette haute société qui passe devant nos yeux, avec ses lieux de rassemblement (les notes à ce propos sont fort intéressantes) et ses codes. C’est une cartographie spécifique de la capitale qui se fait jour devant nous. Nous sentons, au travers de la fébrilité des descriptions, proches de l’étourdissement, toute l’envie de l’auteur d’être reconnue comme appartenant à ce monde.

Au-delà de cette description presque topographique et sociologique, nous voyons un coeur qui bat. Et qui cherche l’amour. Et qui croit l’avoir trouvé dans la personne de Madeleine, comtesse de Limur, après avoir soupiré pour une autre. Mireille Havet se révèle ici comme une âme plus que sensible. Tout est délicatesse et ferveur quand elle décrit ses attentes amoureuses, ses élans et ses déceptions, qui la conduisent à des états quasi-dépressifs. A fleur de peau, elle décrit avec une sensualité d’une grande beauté sa rencontre charnelle avec l’autre femme (Madeleine) et leurs ébats.

A l’heure actuelle, où tant de monde a envie de se raconter et de se dire sur les réseaux sociaux, dans une intention sûrement louable mais avec un vocabulaire (et une syntaxe) (et une orthographe) plus qu’approximatives, savourons ce très beau livre, qui nous dit l’envie de vivre d’une jeune fille perdue dans un monde hostile.

A lire, bien sûr

FB