Voilà un film particulier, qui prend dès le départ une voie singulière, celle de décrire le voyage d’une femme sur un cargo, bateau industriel et masculin, s’il en est.
Alice, jeune femme de trente ans, travaille comme mécanicien sur un cargo, le « Fidelio ». Nous la voyons, en bleu de travail, outils dans la poche, cheveux tirés, s’affronter aux machines, et aux hommes qui les réparent, toute sa féminité confrontée à ce monde masculin qui l’adopte, qu’elle adopte et auquel elle ajoute autre chose, comme de la douceur. Le personnage que nous décrit la cinéaste est un peu comme l’idéal de la femme libérée actuelle, alliant un métier traditionnellement masculin, dans lequel elle fait preuve d’une grande maîtrise technique à une vraie essence féminine. Alice a un corps sensuel et beau et du charme à revendre ; mais elle sait toujours trouver sa place, mettant en sourdine cette féminité quand il s’agit d’intervenir sur les chaudières et autres compresseurs. Paradoxalement, elle emprunte aux hommes leurs schémas amoureux, deux amants et presque un homme dans chaque port, telle que le voudrait l’image d’Epinal qui accompagne la vie des marins. Elle renverse ainsi les préjugés établis et déboussole quelque peu les hommes de son entourage professionnel. Lucie Borteleau fait d’ailleurs preuve d’une grande finesse dans cette analyse toute en demi-teinte des rapports entre genres ; son Alice n’est pas une figure agressive, du type « wonder woman » qui lutte contre les hommes, au contraire, elle s’y insère, se coulant dans leurs rites (bières ou alcool fort et cigarettes, travestissement rituel du passage de l’Equateur, aventures sans lendemain) pour mieux exister en tant qu’elle-même.
Ariane Labed (qui a reçu le prix du Festival de Locarno pour une prestation antérieure) incarne Alice dans toutes ces dimensions contradictoires avec beaucoup d’intelligence. Elle est à la fois forte et douce, amoureuse et toute en refus, aussi vraisemblable en combinaison de chauffe qu’en mini-robe. Elle concrétise devant nous cette « odyssée », voyage initiatique d’une femme qui doit choisir sa vie et son destin. Elle est surprenante. Face à elle, notons la prestation de Melvil Poupaud, tout en économie dans son personnage somme toute assez banal et je dirai également que j’ai été émue de revoir Anders Danielsen Lie, qui m’avait tellement bouleversée dans « Oslo, 31 août » en 2011. Les autres acteurs sont très bien aussi, au diapason de ce film modeste et réussi.
Autre point fort du film, la manière si juste que la cinéaste a pour faire exister devant nous cet univers spécifique d’un bateau, lancé sur les mers du globe pour plusieurs mois. A l’humanité qui l’habite, elle oppose un univers opaque de métal et d’eau, non pas menaçant, plutôt neutre, dont elle tire de très belles images sans affèterie. Tout ce monde mécanique et liquide enserre la sensibilité des rapports humains, comme pour les protéger mais aussi, en contrepoint, leur permettre de mieux se révéler. Ce sont deux dimensions parallèles qui ne cessent de se mettre en valeur l’une l’autre dans un dialogue permanent et muet.
Enfin, ne négligeons pas un rappel « culturel » à l’opéra de Beethoven « Fidelio » (1805) où l’héroïne se déguise en homme pour sauver son amant…
C’est donc un joli film. J’aurais juste un bémol, c’est qu’il n’atteint pas la grâce de « The secret life of words » (Isabel Coixet, 2004) auquel il m’a fait si souvent penser.
Je le recommande vraiment quand même.
FB