Il arrive que les livres résistent au lecteur, en véritables adversaires, et je ne dis pas cela en mauvaise part, car ils n’emploient ce moyen que pour mieux capter notre attention, nous enserrer dans une lutte qui nous oblige à nous concentrer sur eux sans distraction. Et leurs ruses sont multiples. Cela peut être une forme déroutante, qui nous rejette sans nous laisser entrer dans le propos aussi facilement que nous le souhaiterions (dans mes lectures récentes, par exemple, « La coupe d’or » d’Henry James) ; nous avons comme l’impression d’arracher péniblement le sens de l’oeuvre phrase après phrase, comme quand nous ânonnions mot à mot dans notre enfance, sans pouvoir reconstituer automatiquement l’image d’ensemble. D’autres livres, sous des dehors de grande fluidité stylistique, entrent en résistance sur le fond du propos. La langue s’écoule et nous la comprenons, mais sans en saisir la signification sous-jacente.
« Mécanismes de survie en milieu hostile » (quel titre magnifique !) appartient à cette dernière catégorie. Un livre hermétique qui se dresserait comme un bloc aux parois lisses et sans ouvertures, sur lequel nous ne ferions que nous cogner ou glisser maladroitement, sans atteindre au coeur de l’énigme.
Dès l’ouverture, nous sommes dans le brouillard, et pourtant happés par le récit direct et plein de force, à la première personne, d’un être féminin (petite fille ? femme ?) qui en quitte une autre, que nous supposons blessée et vouée à la mort, pour chercher sa survie dans un univers âpre et plein de menaces. Aucun élément ne nous permet au départ de savoir où nous sommes, dans quel pays et à quelle époque ; récit décontextualisé pour mieux nous désorienter. S’ensuivront, après cette première partie « La fuite », quatre autres (« Dans la maison », « La traque », « Mes amis » et « Le retour ») dans lesquelles nous retrouverons une héroïne seule, dont nous supposons que c’est la même, toujours en mouvement de fuite, aux aguets, décrivant un rapport aux autres fait de distance et de méfiance et qui ne trouve aucun autre refuge que des lieux froids et sombres. Comme un trappeur égaré dans un univers de « Dark Fantasy ».
En filigrane au propos principal, intercalés en italiques, des passages apparemment sans lien direct avec ce que nous sommes en train de lire nous content des expériences individuelles de mort clinique, de réanimation et de vie reconstituée. Nous sentons confusément un lien s’installer entre les deux types de récits, sans pouvoir, longtemps, conscientiser ce rapport. Entraînés au-delà de la compréhension, nous éprouvons cette résonance entre les deux registres, qui cogne et tambourine comme un coeur qui cherche à (sur)vivre.
Dans ce déroulement en apparence si structuré, histoire d’une femme toute en repli et vigilance d’une part, et ponctuations donnant à voir des vies en train de basculer vers la mort, vient s’insérer un objet de désordre supplémentaire, la perméabilité entre les êtres. L’héroïne du début colonise le corps d’une sentinelle (dont nous ne savons pas trop de quoi il s’agit) et les frontières vont demeurer fragiles tout au long de notre lecture, entre dedans et dehors, elle et les autres, les récits en italiques et le reste du livre. Des correspondances inconscientes ne cessent de s’établir pour bousculer cette trame a priori si classique dans son sommaire et dans son propos. Car l’ouvrage parle de mort, certes, mais aussi de famille et d’enfance, d’amitié et de nature, d’une manière simple et réaliste, tout en ne cessant de projeter une ombre sinistre sur ces concepts.
S’il est vrai que l’angoisse naît de la perte de repères, c’est bien le cas ici. C’est un livre profondément anxiogène, qui lorgne du côté des facettes les plus obscures de l’être humain, sur un mode parfois psychanalytique. J’ai pensé au film « Shining », au moins dans sa première heure, pour l’atmosphère profondément déstabilisante qu’il installe à coup de petits riens. L’auteur ne nous laisse pas de répit, nous sommes pris sans échappatoire dans un tuyau sans issue que nous ne pouvons que suivre jusqu’à la fin.
L’écriture, qui peut paraître au départ simple, se met au diapason de toute cette angoisse et de toute cette peine ; elle s’avère au fur et à mesure tout à fait magnifique dans son adaptation à ce qu’elle veut signifier, car les concepts auxquels elle s’affronte pour les décrire sont immenses et simples. Toute en phrases courtes et précises, se fondant à plaisir dans une banalité affichée, elle est bien plus que cela, donnant au récit son dynamisme et son aspect lancinant. La mort, la perte, l’amitié, la peur deviennent des choses nues, dépouillées de leurs afféteries, comme grattées jusqu’à l’os.
Sans dévoiler ce que j’ai compris à ce livre, chacun étant libre d’en faire sa propre interprétation, souvent extrêmement personnelle, tellement il vient frapper à la porte de notre être intime, nous nous doutons que l’auteur est en jeu au travers de son écrit ; et qu’elle nous parle avec ses mots durs de fuite et d’affrontement, d’une perte profonde qu’elle n’a pas encore surmontée. Elle est la troisième voix de l’opus, au travers de courts paragraphes d’introduction aux différentes parties, dont je vous livre le premier, qui contient presque à lui seul le décryptage du livre entier :
Les faits ne se contentent pas d’arriver, ils reviennent. Qu’on les accepte ou non, ils sont plus insistants et plus entêtés que les stratagèmes qu’on invente pour les éviter. Ecrire fait partie de ces stratagèmes. On croit contrôler, répartir, organiser et tenir le réel sous sa coupe et la plupart du temps on se laisse déborder. on avance aveuglément vers le dénouement pour découvrir in extremis qu’en fictionnant le monde on a seulement essayé de retrouver ce qui avait eu lieu et qu’on avait oublié.
C’est un livre magnifique, à lire quand tout va bien (ou peut-être quand tout va très mal ?), et à relire, assurément.
FB