Littérature – Elizabeth GASKELL : Nord et Sud (1854-1855)

E Gaskell
Dans la littérature anglaise, Elizabeth Gaskell (1910-1865), dont j’ai fait la connaissance au travers de ce livre, serait un peu comme la fille spirituelle de Jane Austen (1775-1817) et de Charles Dickens (1812-1870), l’humour en moins.

Car « North and South » est un livre grave, qui entremêle la destinée difficile de Margaret Hale, jeune fille anglaise, au récit des tensions de classe générées par la Révolution industrielle en Angleterre.

Au début du roman, l’héroïne, qui fait partie de la « middle class » mais a vécu avec des cousins fortunés à Londres, rejoint ses parents, père pasteur et mère sans occupation comme à l’habitude à cette époque, à Helston, dans des terres agricoles au sud du pays. Son père, plein de doutes sur sa foi, décide de quitter la bourgade avec sa famille pour rejoindre la ville industrielle de Milton dans le nord du pays. Dans cette contrée peu accueillante et si différente socialement, peuplée d’ouvriers et de patrons, la ligne des classes qu’a toujours connu la famille Hale va se déplacer, perdre ses contours, en les confrontant à des populations nouvelles issues de l’industrialisation. Les codes s’effacent également, et Margaret a du mal à se faire une place entre ceux qui travaillent et ceux qui font travailler. Nous étions dans un opus de Jane Austen, comme je l’évoquais, jeune héroïne, demandée en mariage par un ami de la partie fortunée de la famille, faisant de longues promenades dans la campagne anglaise, visitant les démunis, et nous basculons dans tout à fait autre chose. Grèves pour demander des augmentations, travailleurs à la chaîne ruinant leur santé dans des univers de travail insalubres, patrons de manufactures recherchant une respectabilité qui leur est due de par leur richesse, pensent-ils, c’est tout un monde en train de changer radicalement que nous décrit l’auteur. Et en contrepoint cette jolie cousine riche londonienne, correspondante de Margaret, mariée à un capitaine, qui revient de son voyage de noces à Corfou et vit une existence oisive et protégée dans la ligne directe du siècle précédent.

Mais la Révolution industrielle est passée par là. En avance sur la France, qui sera le deuxième pays d’Europe à s’engouffrer dans ce processus, l’Angleterre, dès la fin du XVIIIe siècle a planté des jalons de nouveauté dans son paysage économique, misant sur l’extraction de la houille et le textile. Ce dernier secteur profite de l’existence du Commonwealth pour les matières premières – le coton de l’Inde – et des avancées de la science pour la mécanisation. S’appuyant sur une main d’oeuvre peu chère, drainée vers les centres de production par un exode rural croissant, l’industrie croît et embellit tout au long du XIXe siècle, bousculant l’ordre établi d’un pays puisant ses richesses principalement dans l’agriculture.

Et c’est ce hiatus que veut décrire ce livre. D’un côté des élites bourgeoises et militaires ancestrales et de l’autre, de nouvelles qui émergent de ce milieu marchand boosté par l’industrialisation. Sans les opposer frontalement, elle trace un trait d’union en forme d’héroïne, Margaret, qui va de l’un à l’autre sans arriver à trancher si l’un est meilleur que l’autre. Pour arriver à se poser la question, puis à finir par choisir un camp, elle va se dépouiller peu à peu, dans la douleur, de ses attaches. Ainsi, la mort successive de ses deux parents, le drame qui entoure son frère ne sont qu’aiguillons qui l’aident à se détacher, à sortir de sa chrysalide, métaphore de ce monde qui se crée sous nos yeux. Elle est figure centrale de médiation entre les deux univers, résistant à tous les coups du Destin pour trouver sa voie, si difficile soit elle.

Dans ce livre, Elizabeth Gaskell fait preuve d’une écriture fine et très concrète, décrivant par le menu les éléments de la vie quotidienne, pour mieux faire ressentir au lecteur les réalités du récit. Il est question de nourriture, de vêtements, de modes de vie. Mais aussi de rapports à l’autre, décrits d’une manière très acérée. S’insère ainsi dans le roman une histoire sentimentale décrite « à l’ancienne » par rapport à la nouveauté du propos, qui s’inscrit parfaitement dans la filiation des auteurs du début du siècle.

C’est une vraie curiosité, très bon livre à la jointure de deux mondes, que je recommande.

FB