Cinéma – Jean-Loïc PORTRON et Gabriella KESSLER : Braddock, America (2014)

braddock

Braddock est une petite ville américaine située dans les faubourgs de Pittsburgh, Etats-Unis d’Amérique. Nommée d’après le Général anglais Edward Braddock, qui affronta  là Français et Indiens en 1755 dans la bataille de Monongahela, du nom de la rivière qui court non loin, elle doit sa spécificité à l’industrie de l’acier, implantée vers 1850 par Andrew Carnegie, industriel et philantrope, qui donne de plus vie à la ville en la dotant de nombreuses installations, bibliothèque, terrains de sport, salle de musique et autres. Jusque dans les années 1970/1980, la ville est florissante et connaît le plein emploi grâce aux aciéries, certes polluantes mais synonymes de prospérité (le « wellfare » américain). Des générations d’ouvriers se succèdent dans les usines, s’installent dans des maisons bien à eux et développent une vie sociale de communauté.

Le documentaire de Gabriella Kessler et de Jean-Loïc Portron se situe après la chute. La ville, désertée par l’industrie de l’acier, coule peu à peu ; en 1988, la municipalité est en quasi-faillite et la situation ne cesse de se dégrader par la suite. Des familles entières ont fui cette récession, et la ville qui comptait jusqu’à 15 000 habitants, n’en comprend plus que presque 3000.

C’est dans cette ville fantôme que les deux documentaristes installent leurs quartiers. Pour essayer d’en saisir l’atmosphère, ils se livrent à un exercice assez classique d’entretiens avec les habitants. Pas de voix off, pas de commentaire,  un peu à l’instar de Frederick Wiseman, juste des inserts de films d’époques antérieures, quand la ville vivait en plein intensité (certains sont des films privés, appartenant aux protagonistes). Et le spectateur peut se faire son idée (bien que, me direz-vous, les images elles-mêmes peuvent être dirigées, et vous n’aurez pas complètement tort, l’impartialité n’existe pas).

C’est d’abord un raccourci de toute l’Amérique et de son histoire fondamentale que nous voyons défiler sous nos yeux. Un des habitants, dès le début du film, rappelle l’origine de la ville, comme s’il en était encore partie prenante, plus de 200 ans après et cela donne le ton : les habitants se vivent comme des pionniers, de la trempe du Général Braddock, dans son affrontement avec les forces opposées, ou des premiers ouvriers dans les aciéries, à travailler sept jours sur sept, douze à quatorze heures par jour, comme le raconte un des personnages en parlant des immigrants du siècle dernier. Nous sommes dans le récit d’un pays de conquête, où la réussite semble ouverte à ceux qui s’en donnent la peine et où l’industrie est un fleuron de la construction de la nation. Et nous sentons la fierté des personnes interviewées d’avoir appartenu à cette grande histoire, qu’elles content avec beaucoup de nostalgie et d’émotion.

Mais la réalité est là, avec toutes ces maisons abandonnées, quittées par leurs propriétaires qui n’essayent même pas de les vendre et partent en laissant tout derrière eux (les premières images du documentaire, qui montrent des hommes débarrassant la rue de canapés, meubles vitrés et autres pièces d’ameublement laissés pour compte, sont impressionnantes). C’est un naufrage auquel nous assistons, la municipalité n’en finit pas de compter les foyers désertés et n’a pas les fonds pour les détruire…  Et c’est un cercle vicieux qui s’installe : moins de citoyens, plus de maisons délaissées et moins d’argent pour les supprimer. Les chiens errants envahissent la ville, le stade est tellement délabré qu’il en devient dangereux, les maisons abandonnées sont pillées de leurs matériaux et même l’hôpital municipal a fermé malgré les manifestations des habitants qui restent.

Nous sentons en filigrane le chômage qui accompagne cette déchéance urbaine, notamment au travers d’un cours collectif sur les entretiens de recrutement. Et chez ceux qui ont retrouvé un emploi (policier, employé d’une officine de photocopies), nous percevons une nostalgie de l’identité de cette ville, impossible à combler.

Au travers du récit passent de belles personnes, et j’en retiendrai particulièrement une, madame le Maire, coiffeuse à ses heures, titulaire d’un master en économie, qui se bat pour sa ville, avec les moyens qu’elle a, c’est à dire pas grand chose. Essayant notamment de recréer une communauté dans ce bourg qui part en ruines, déserté par les magasins.

Nous voyons cependant que l’espoir n’est pas au rendez-vous. Et que c’est une désillusion cruelle pour ces personnes, qui s’étaient inscrites dans l’ascension flamboyante du capitalisme, d’être abandonnés par ces mêmes capitalistes qui ont trouvé à faire produire moins cher ailleurs. Au-delà des difficultés financières qu’ils doivent assumer (et dont ils ne parlent jamais dans le film), c’est tout un idéal de société, le rêve américain, auquel ils croyaient, celui pour lequel eux et leurs pères ont sué sang et eaux pendant des décennies qui s’effondre devant eux et devant nous en une désillusion amère.

C’est un documentaire salutaire et bien construit. Merci aux auteurs.

FB