Littératures – Joy SORMAN : La peau de l’ours (2014)

« Un pacte avait été conclu entre l’ours et les villageois
Un accord si ancien que son origine se perdait, qu’il semblait avoir été passé pour l’éternité, sédimenté à jamais dans la roche de la grotte : la paix régnerait entre l’ours et les habitants du hameau aussi longtemps que la bête n’approcherait pas les enfants. Les hommes s’engageaient à ne chasser aucun ours tant que celui-ci se tiendrait à bonne distance.
L’histoire rapporte qu’une fois seulement un animal rompit le pacte – et sa punition, exemplaire, édifia tous les prédateurs des forêts et montagnes alentours. »

joy_sorman_m la peau de l'ours

Jeudi soir, dans une (excellente) librairie du IXe arrondissement de Paris, « Les Arpenteurs », Joy Sorman nous a fait le plaisir de nous lire es premières pages de son dernier opus. D’une voix nette aux inflexions carrées, droite et pleine dans sa belle élocution, elle a mis en place l’histoire qui va se dérouler ensuite, celle d’un être hybride, né de l’union contre-nature d’une femme et d’un ours.

Après « Comme une bête » (voir article sur ce blog), très beau livre sur le rapport de l’homme à l’animal (un boucher face aux animaux qu’il dépèce), l’auteur va ici plus loin, faisant fusionner humain et bête en un héros qui nous conte son histoire à la première personne. Car il s’agit bien d’un conte, placé sous l’égide des Frères Grimm – Charles Perrault serait trop mièvre pour en réclamer l’ascendance – qui nous narre les aventures de cet ours, entre fête foraine, cirque et zoo. Acheté et revendu, il passe d’un univers à l’autre jusqu’à sa déchéance finale.

Dans ce livre, Joy Sorman construit un univers équivoque entre humanité et bestialité, où les deux concepts se mélangent voire s’inversent par rapport à la vision que nous en avons. Autour de cet ours, qui n’est pas tout à fait un animal, hommes et bêtes s’agitent comme opaques et quasi-incompréhensibles de lui. Son entourage immédiat, avec lequel il arrivera à tisser des liens, est constitué d’être hybrides, femme à barbe, femme serpent, homme en caoutchouc, paraissant tous issus de « Freaks » (1). Il faut lire les très beaux et délicats passages dans lesquels ces femmes viennent se coucher au creux de l’ours, montrant ainsi leur renonciation à l’humanité, puisque les Hommes les ont ravalés au rang de bêtes. L’ours fait lui aussi le même chemin, abdiquant son caractère humain, rejetant ceux qui ont fait de même avec sa mère et lui ; s’il continue à penser, il cesse de parler et perd toute apparence d’homme. Et de petit garçon hybride, il devient d’abord bête savante et puis bête tout court dans le zoo. Il garde pourtant, jusqu’au bout, une sorte de libre arbitre, décidant de son destin, caractéristique que nous attribuerions plutôt à un humain…

Même si le livre ne vise pas cela, il est un formidable plaidoyer pour le respect de l’animal, d’autant plus que ce n’est pas son propos. L’équilibre de force entre homme et bête, en début d’ouvrage (voir passage ci-dessus) bascule peu à peu en faveur du premier, créant une rupture ; d’un duel empreint d’honneur, nous passons à une domination sans compréhension, qui amène à une mort misérable.

Tout cela passe avec une grande finesse dans ce petit livre d’environ 150 pages, dense et compact. Dans une écriture qui paraît droite, sans fioriture, des phrases qui avancent, peuplées de mots choisis, faisant naître, au-delà de la charpente narrative, de très belles images comme autant de feux-follet ornant la ligne directrice du récit.

C’est un très joli livre. Et Joy Sorman, avec qui j’ai eu le privilège d’échanger quelques mots, paraît être à l’unisson de son livre : simple, profonde et très sincère, autant de qualités qui la rendent très attachante.

Je vous incite à la découvrir. Et je lui souhaite de continuer à nous émouvoir ainsi.

FB

(1) Film de Tod Browning (1932) évoquant les monstres de foire, absolument incroyable et à voir absolument. Ames sensibles, s’abstenir.