Exposition – Christian BOLTANSKI : Faire son temps (2019)

C Boltanski

Je suis depuis longtemps fascinée par les artistes qui vivent dans un monde intérieur qui leur est propre et arrivent pourtant à le partager avec d’autres (le public, en l’occurrence). Si loin de nous, ils apparaissent au premier abord très mystérieux et puis c’est tout d’un coup une révélation quand nous saisissons la cohérence de ce qu’ils veulent nous montrer, celle d’un être humain pensant, qui n’hésite pas à se livrer dans ses pensées profondes et intimes.

Ces projets s’inscrivent plutôt dans ce que l’on appelle « l’art contemporain », à partir du moment où l’explosion de la forme, initiée d’après moi au début du XIXe siècle par William Turner (1775-1851) et portée à son paroxysme par les fondateurs de l’art abstrait, Piet Mondrian, Vassily Kandinsky et surtout Kasimir Malevitch, qui avec son tableau « Carré blanc sur fond blanc » (1918), achève la déconstruction de la figuration.

Le dernier voyage du Téméraire, W. Turner, 1839

White on White (Malevich, 1918).png

Kasimir Malevitch : Carré blanc sur fond blanc (1918)

Que représenter après cela ? Comment faire de l’art, sinon à construire des visions dans lesquelles est opéré un décentrage de la technique (la forme) vers ce que l’on veut signifier (le fond) ? Loin de moi l’idée que les maîtres anciens ne faisaient pas passer de message dans leurs oeuvres, mais l’objectif premier était la virtuosité des moyens, la recherche de la perfection, dans des cadres très définis (le portrait, la nature morte, la religion, l’Antiquité…) alors que les artistes du temps d’après doivent construire autre chose, puisque les règles d’avant ont volé en éclat, comme une remise à zéro, qui les laissent seuls face à tous les possibles. Ils doivent alors avoir un projet susceptible de bâtir une ligne de force dans leur oeuvre, l’aspect technique passant au second plan (je dirai même que quand le procédé remplace le projet, c’est souvent sans profondeur et très décevant).

Il est important d’avoir cette grille de lecture pour démêler le bon grain de l’ivraie dans toute cette profusion d’artistes actuels ; puisque le paradigme a changé, que l’excellence du geste devient secondaire, nous sommes face à nombre de faiseurs, sans pensée réflexive sur leur oeuvre, qui ne comprennent pas que tout a changé, dans un dynamitage violent des repères d’avant. Faire le beau, produire des oeuvres à la pointe de la technologie, trouver un procédé original ne suffisent plus (même si bien des spectateurs s’y font prendre, un peu déboussolés). Ainsi, sans vouloir insister plus que cela, nous voyons émerger des « artistes » comme Jeff Koons (voir article sur mon site : https://rue2provence.com/2012/08/27/peinture-jeff-koons-1955/) qui sont portés aux nues par le Marché de l’art (je mets une majuscule pour rendre hommage à la puissance de l’institution…) dont le discours reste assez obscur (existe t-il un discours seulement ? C’est une vraie question parfois…).

Après cet incipit, un peu long certes mais nécessaire, je voulais dire que beaucoup d’artistes arrivent quand même à émerger du lot, je pourrai citer par exemple Bill Viola, Pierre Soulages ou encore, découverte plus récemment, Fabienne Verdier (voir article sur mon blog), pour n’en distinguer que quelques uns. Et Christian Boltanski.

Cet artiste, touche à tout en matière de disciplines mais très centré sur des installations mélangeant photographies, textes, objets et mises en lumière, de grandes dimensions, développe une ligne de force autour de la mémoire, individuelle ou collective et de la trace que nous laissons ; ce qui a pour corollaire les idées d’absence/présence (mort/vie).

L’exposition est vraiment bien mise en scène dans cet espace propice qu’est le Centre national d’art contemporain (Beaubourg), où nous pouvons profiter au gré du parcours de très belles vues sur Paris, ce qui fait comme un écho d’ouverture sur le monde des oeuvres que nous voyons. Elle commence par une annonce lumineuse « Départ » et se clôturera sur une annonce similaire « Arrivée« , nous informant que nous allons faire un parcours.

Départ, 2015 Ampoules rouges, câbles électriques noirs, 185 x 283 cm. Courtesy Christian Boltanski et Galerie Marian Goodman.

 

Départ - Arrivée (Departure - Arrival)

Entre deux, nous aurons cheminé avec l’imaginaire de l’artiste, au travers de toutes ses obsessions. Ainsi l’oeuvre « Coeur » (2005), qui règle l’intensité lumineuse d’une ampoule sur les battements de coeur d’une banque de données créée par l’artiste au Japon, où sont conservés 70 000 enregistrements venant de différents pays. La vie comme moteur qui met tout en mouvement et en même temps qu’il faut conserver quelque part comme quelque chose qui serait fragile et menacé.

Des pyramides de boîtes en fer, métal froid et sans âme, semblable à des meubles de fichiers, portent des images de citoyens suisses décédés, glanés par l’artiste dans des journaux. Instables, chacune des tours semble sur le point de s’effondrer en emportant la mémoire (que nous imaginons rangée dans chaque boîte) de ces personnes. Et en même temps, tous ces morts laissent une trace en forme de ville aux mille gratte-ciels.

Réserve : Les Suisses morts, 1991 Boîtes en métal, photographies noir et blanc, 12 × 23 × 21,3 cm (chaque boîte) ; 6 × 4 cm (chaque photo) IVAM, Institut Valencià d’Art Modern,

Réserve : les Suisses morts (1991)

 

Les reliquaires sont bien sûr un objet de prédilection de l’artiste, car ils marient souvenir, témoignage et mise en lumière. Ici, il fait sien un sujet qui flirte avec la mémoire universelle, la Shoah, en mettant en scène des photographies  d’un lycée juif de Vienne en 1937, dont on peut penser que la majorité des élèves a fini tuée par le régime Nazi. Ils laissent d’eux des visages souriants de photo d’école, cernés par ces lumières frontales et agressives. Avers et revers, vie versus disparition, ce sont les traces qui intéressent l’artiste.

Autel Chases, 1988

Autels Chases (1988)

 

Dans cette installation, Christian Boltanski photographie les habits de son jeune neveu, chaussures, chaussettes, pulls et autres, et nous fait toucher du doigt à la fois la jeunesse et la mort, car ces objets inhabités semblent comme abandonnés par la vie, même s’ils peuvent d’un moment à l’autre retrouver une existence en étant portés. Et bien sûr, ne nous abstrayons pas du contexte historique, les piles de vêtements à l’orée des camps de concentration nazis planent sur ces images.

"Les Habits de Francois C", 1971

Les habits de François C. (1971)

 

« Crépuscule », installation faite d’ampoules dont une s’éteint chaque jour, nous ramène encore à la dualité vie/mort, nous flambons avec une lumière intense jusqu’à la disparition programmée.

Crépuscule (2015)

S’il questionne le monde dans son oeuvre, l’artiste se met parfois au centre, comme dans l’installation ci-dessous, où il mélange des photos de lui à plusieurs âges, en un montage qui télescope ces dimensions temporelles, comme pour interroger son devenir et son passé à la fois. Nous sommes bien au coeur de l’angoisse ontologique qui l’habite (ce n’est pas un artiste apaisé, de mon point de vue), autour des questions de l’identité, du vieillissement et de l’inéluctable fin qui nous attend.

Christian Boltanski - Faire son temps

27 possibilités d’autoportraits (2007)

C’est une oeuvre poétique et bien noire, car elle nous ramène sans cesse à ce que nous sommes, à notre inscription dans le monde au fil du temps qui passe, aux traces que nous laissons. Mais ce n’est pas une oeuvre militante ni politique, elle ne formule aucun reproche sur ce que nous aurions dû faire, sur ce que nous regrettons d’avoir fait, elle ne donne pas de leçon, elle ne fait que constater que la vie humaine s’inscrit dans un ensemble aux règles immuables qui la dépasse.

J’espère que le nom de l’exposition « Faire son temps » n’est pas à double sens, en présumant que l’artiste va nous abandonner. Car nous avons besoin de lui, pour continuer à nous donner ce si bel éclairage sur notre condition d’humain.

FB