Jeff Koons est un artiste américain très en vogue. Malgré son « jeune âge » (57 ans), il est déjà reconnu et invité depuis longtemps dans un grand nombre de manifestations culturelles, pour lesquelles il réalise souvent des oeuvres sur mesure. Les articles que j’ai pu consulter, écrits par des personnes de poids, critiques et conservateurs éminents (remember Coluche avec ses « milieux autorisés » 😉 ) ne laissent pas de place au doute : c’est l’artiste du XXIe siècle en personne. D’ailleurs ses oeuvres sont parmi les plus côtées sur le marché de l’art et atteignent des sommes vertigineuses (voir exemple plus bas avec Michael Jackson). De prestigieux musées lui proposent des espaces d’exposition, il a fait l’objet en 1992 d’une rétrospective dans pas moins de quatre musées de premier ordre, à Minneapolis, Stuttgart, San Francisco et Amsterdam (quand nous savons qu’il a commencé à oeuvrer dans les années 1980, nous constatons que les cycles du temps sont de plus en plus courts). Plus récemment, en 2008, au Château de Versailles, il a mis en dialogue le XVIIe siècle français, tout de dorure et d’apparat, avec la contemporanéité de ses oeuvres, qui faisait irruption pour mieux révéler et mettre en valeur le classicisme des salles, tel un oxymore transcendant qui ne se saurait pas lui-même (vous voyez, moi aussi je sais écrire comme les gens autorisés sur l’art contemporain !).
Que dire de cette oeuvre ? Qu’elle ne me plait pas ? Ce serait un peu court. D’autant que je serais rapidement classée dans la catégorie des réfractaires à l’art contemporain, faisant preuve d’une certaine frigidité par rapport à l’audace actuelle, qui n’a peur de rien (et confond tout, c’est moi qui parle). Autant commenter des citations de l’auteur (l’artiste ?) pour essayer de le cerner.
L’esthétique comme but – « Je suis probablement devenu artiste car mon père était décorateur d’intérieur. C’est lui qui m’a initié à l’esthétique. Je me rendais dans son magasin et je voyais toutes ces couleurs, tous ces textures et ces objets : des lampes, des tables, des chaises… »
Jeff Koons, enfant du matérialisme (il a été pendant quelques années ce que nous appellons aujourd’hui un « trader », par exemple), revendique une esthétique décorative. Pas plus. De cette citation, nous pouvons extraire deux axes majeurs de son « oeuvre ».
D’abord une prédilection pour les objets de son époque. Dans les séries « Pre-new » et « The new », il met en lumière (littéralement puisqu’il les adosse à des néons) des objets du quotidien, comme une baffle, un mixeur, etc. Puis il s’oriente vers les jouets et icônes enfantines actuelles, Hulk, chien façonné en ballon… Certains critiques ont comparé son oeuvre à Marcel Duchamp et ses « Ready made ». La grande, l’immense différence est que les « Ready made » étaient pour Duchamp l’aboutissement d’une réflexion sur l’art (1). Ici, aucune pensée exprimée, juste des objets que l’on donne à voir. L’artiste dit vouloir « comprendre pourquoi et comment des produits de consommation peuvent être glorifiés ». Démarche louable et engagée, que l’oeuvre ne restitue pas, présentant des collections privées de sens (à fortiori de sens critique). Si la démarche artistique consiste à faire entrer dans des musées des objets, comme une irruption de la vie quotidienne dans la sphère de l’art, rappelons qu’elle est très ancienne, d’autres artistes, Arman par exemple, ayant déjà utilisé cette « technique » depuis fort longtemps (nous pourrions remonter à Duchamp, qui est quand même le premier à avoir eu cette idée).
Autre axe majeur, le décoratif. L’art contemporain a brouillé les repères depuis longtemps sur la notion de « Beau », désorientant chacun devant les oeuvres proposées au regard. Est-ce que le fait de trouver une peinture/sculpture/installation belle suffit à lui donner une valeur artistique ? Vaste question à laquelle nous essayons tous de répondre quand nous allons voir des oeuvres de notre temps. Ici la réponse pourtant s’impose : nous sommes devant du décoratif pur. Que penser de « Michael Jackson and Bubbles », sorte de sculpture du chanteur et de son singe préféré, porcelaine toute en or et blanc, semblable à ces objets que nous trouvions tellement kitsch et démodés, chez nos grands parents (vous savez, le chien en biscuit sur un petit napperon, posé sur la télévision, cela vous dit quelque chose ?). Nous sommes dans une esthétique basique, qui pense « choquer » les esprits de l’élite culturelle, car c’est tellement « décalé » (cet adjectif est fréquemment employé pour décrire l’oeuvre de Jeff Koons, d’après ce que j’ai pu voir). Voilà une iconoclastie très relative, qui réussit un double exploit : se rallier les personnes cultivées par le choc qu’elle leur procure (ceux qui trouvaient les chiens en biscuit sur napperon démodés) et se rallier les autres par l’identification qu’elle leur apporte (ceux qui possédaient les chiens en biscuit sur napperon).
Démocratie ou démagogie ? – « L’art doit être accessible à tous. Le monde de l’art utilise le goût comme une forme de ségrégation. J’essaye de faire un travail que tout le monde puisse aimer, que les gens les plus simples n’imaginent pas ne pas pouvoir comprendre. Je viens d’un milieu très provincial »
« Si la montagne ne vient pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne » dit un proverbe. En voilà a priori l’illustration. Rendons l’art accessible à tous en le nivelant par le bas. Certes « La ronde de nuit » de Rembrandt n’est pas forcément à la portée d’un enfant de cinq ans, alors que les « baloons » (voir ci-dessous) remportent l’adhésion du même enfant, comme s’il voyait une fête foraine. Et l’artiste nous prend pour des enfants, réveille en nous le côté instinctif qui nous faisait adorer le rose lorsque nous étions petite fille, ou les héros de Marvel lorsque nous étions petit garçon. Nous sommes dans une immédiateté infantilisée. Une grosse langouste qui pend dans une salle de Versailles, des fleurs et fruits aux coloris si kitsch, un chien fait de fleurs et plantes. Toutes choses visuelles qui touchent notre âme enfantine, et pas plus. Si c’est cela qui vous plaît chez Jeff Koons, sachez que vous pouvez trouver des poupées Barbie à 15/30 € sur internet. Et qu’un chien en ballon coûte environ 10 € dans toute foire foraine qui se respecte. Ils vous diront autant que l’oeuvre, pour beaucoup moins cher…
Il manque donc, globalement, à ces objets l’idée, le point de vue qui fait naître l’oeuvre d’art (le « discours », en langage critique). Des installations, peintures qui évoquent immédiatement quelque chose dans notre inconscient façonné par la société de consommation (Hulk, Michael Jackson, un aspirateur, la panthère rose, Buster Keaton, tout cela pêle-mêle bien sûr ; bientôt Hello Kitty et les mangas, je pense…). Et le signifiant devient signifié, il se suffit à lui-même.
Une parenthèse particulière : la série « Made in heaven » – Jeff Koons a épousé dans les années 1990 Ilona Anna Staller, plus connue sous le nom de « Ciciolina », qui a défrayé la chronique en Italie par ses provocations sexuelles, notamment à la télévision. A partir de leur histoire, il crée en 1990/1991 une série de photographies et de verres sculptés où nous voyons le couple dans des positions sexuelles explicites. Cette série tranche avec l’aspect plus angélique du reste de la production, elle veut choquer, de manière claire. Mais elle veut aussi mettre en scène l’auteur. Certes d’autres artistes ont réalisé des autoportraits, mais avec une différence essentielle de mon point de vue. Là où ces artistes scrutaient leur propre être en le confrontant à leur art, parfois avec dérision (série d’autoportraits de Georgio De Chirico), nous sentons ici le spectaculaire dans cet étalage de poses dignes du cinéma pornographique. Aucune autre dimension que l’envie de provoquer. Mais d’une manière acceptable. Nous sommes dans la tendance « porno chic » où le Défendu fait irruption dans l’Admis, en nous permettant de nous extasier sur l’audace du créateur tout en l’acceptant. Je ferai un parallèle avec les « sex toys », qui, d’objets relégués dans les « sex shops », ont quitté progressivement ces espaces spécialisés pour gagner des magasins ayant pignon sur rue, pour devenir finalement des objets presque culte, griffés par quelque grand couturier ou designer. Tout cela dans un parfum sulfureux (mais éventé) de provocation. Le bourgeois s’encanaille, aurait-on envie de dire, pour parodier le début du XXe siècle.
Opposer art contemporain et art classique, un topos actuel – « C’est vraiment un sommet de ma vie. Voir mes oeuvres dans les jardins et dans différentes pièces est quelque chose d’extraordinaire. C’est un moment extrêmement fort parce que le dialogue qui s’établit ici semble naturel. Avec toute l’histoire de Versailles et tout l’aspect esthétique, il se crée des échanges, des interactions, des connexions multiples sous de nombreux angles, à commencer par celui concernant aussi bien le contrôle que l’absence totale de contrôle. »
En préambule, je dirais que si quelqu’un a vu dans cette phrase sa signification profonde, qu’il n’hésite pas à mettre un commentaire car elle me laisse au mieux perplexe (j’aimerais surtout des explications sur le « contrôle aussi bien que l’absence de contrôle », car à part « tout est dans tout et vice-versa », rien ne me vient à l’esprit…).
Il est de bon ton à l’heure actuelle de glisser des oeuvres contemporaines au milieu d’oeuvres classiques pour produire un effet de surprise. Il est vrai que cela peut être fort réussi, comme par exemple Jan Fabre qui, en 2008, a parsemé le Département des peintures flamandes au Louvre de sculptures et installations en relation avec les toiles alentours. Ou de Pierre Soulages qui a repensé les vitraux de l’abbatiale de Conques. Mais c’est désormais devenu un procédé dont on use et abuse. Il est vrai que les possibilités semblent illimitées pour des conservateurs en mal de créativité. Je suggèrerai quelques idées :
– Christian Boltanski au Musée Gustave Moreau (quelqu’un arrivera bien à faire le lien entre le flamboyant peintre symboliste et les concepts de mort et disparition chez Boltanski, tiens par exemple, Salomé et la mort de Jean-Baptiste, thème récurrent de Moreau ?)
– David Hockney et ses peintures de piscine seraient du plus bel effet au Musée de l’Orangerie, au milieu des Nymphéas de Monet (l’eau répondant à l’eau, etc…)
– des sculptures de Brancusi feraient parfaitement écho aux sculptures romanes et gothiques du Musée des Augustins de Toulouse : la rencontre de deux mondes, sculpture tradition et modernité…
– Louise Bourgeois opposée à la femme médiévale au Musée de Cluny : femme, terre de contrastes…
Etc, etc…
C’est de cela que relève pour moi l’exposition de 2008 d’oeuvres de Jeff Koons à Versailles. A quoi cela rime t-il ? Quel en est le sens ? Je ne vois pas. Et d’après la citation ci-dessus, l’artiste non plus.
Jeff Koons gagne beaucoup d’argent en vendant des « oeuvres » qui n’ont pas de sens au-delà de la première vision que nous en avons. Grand bien lui fasse. Je suis plus gênée par la crédulité du monde de l’Art, petit monde certes, où les références circulent vite. Si les modèles de l’art contemporain qu’ils nous donnent à voir en exemple sont de l’envergure de cet artiste, nous pouvons redouter le pire.
Modeste :-), je laisserai le mot de la fin à l’artiste, qui dira bien mieux que moi sa philosophie profonde : « Dans « Art », j’étais assis flanqué de deux phoques, je me proclamais leader du monde de l’art. Dans « Flash Art », c’était une autre photo, où je figure avec des cochons, pour me représenter moi-même comme un cochon. Je préférais le dire moi-même avant que quelqu’un d’autre le fasse. C’est une forme d’exercice du pouvoir ».
Addendum
Je reviens de Bâle où j’ai pu notamment voir la collection « Beyeler », magnifique collection d’oeuvres modernes installée dans un bâtiment spécialement conçu par Renzo Piano. Et là, dans la première salle, j’ai eu un choc esthétique « à l’envers ». Au milieu de toiles de Piet Mondrian (un des fondateurs de l’art abstrait) et à côté de « L’oiseau » de Constantin Brancusi, sculpteur que je révère, se trouvait le « Titi » de notre star. Je vous laisse déguster la notice établie par la Fondation, en connaisseurs que vous êtes (avec quelques petits commentaires de mon cru entre crochets en bleu, quand même c’est mon blog !). « Dans cette salle, le dialogue entre Mondrian et Brancusi vient s’enrichir d’une position surprenante avec Jeff Koons. Celui-ci n’a cessé de s’inspirer de l’art du passé [ah bon ? Cela ne nous avait pas particulièrement frappé de prime abord, a fortiori ici où il est quand même difficile d’inscrire Titi dans la tradition artistique européenne ou autre]. Sa sculpture d’acier chromé « Titi » – agrandissement sculptural du petit canari du dessin animé populaire- peut être rapprochée de « L’oiseau » de Brancusi, non seulement par son motif [contente que nous puissions évacuer rapidement le flagrant, il s’agit de deux volatiles, pour passer à quelque chose de plus pensé], mais par le traitement irréprochable de sa surface [nous savons que Constantin Brancusi polissait et repolissait sans cesse ses sculptures pour leur enlever la moindre aspérité, mais pour Jeff Koons, qui soit dit en passant, fait réaliser ses sculptures, il s’agit de recopier sur l’acier la moindre pliure d’un « titi » gonflable tels qu’ils sont vendus sous forme de ballons aux enfants : où est l’idée entre celui qui fait les ballons et celui qui réalise « Titi » pour le Maître ? Et où se niche la perfection ici ?]. Dans son minimalisme formel et son chromatisme réduit aux couleurs primaires, l’oiseau culte de Koons peut également être mis en rapport avec les compositions de couleurs de de lignes abstraites de Mondrian, qui présentent elles-mêmes un caractère d’images cultes [N’ayons pas peur, entraînons dans la danse un pionnier de la peinture abstraite, qui l’a conceptualisée et théorisée. Parce que le bec de titi est rouge, que son corps est jaune, que son toupet est noir et qu’il a les yeux bleus, nous retrouvons comme par miracle les couleurs phares de Mondrian et le tour est joué. Pauvre Piet, s’il savait qu’il allait un jour être réduit à sa palette chromatique par un volatile de cartoon et son exploiteur artistique, il se retournerait dans sa tombe, ce qu’il fait peut-être déjà]. Par la transformation matérielle d’une figure gonflable en sculpture d’acier chromé et son érection sur un socle, « Titi » incarne la dissolution de catégories artistiques telles que « l’art » et le « kistch », une caractéristique générale de la création de Koons [La Fondation Beyeler et moi-même sommes d’accord sur ce point, bien que nous en tirions des conclusions diamétralement opposées]. Dans cette transposition parfaite, « Titi » séduit pas son illusionnisme matériel unique [Je demande des sous-titres pour cette dernière expression, ou l’aide de David Copperfield, peut-être ?] – cette sculpture paraît souple et en apesanteur alors qu’elle est en réalité rigide et pesante [je n’ajouterai rien, tout me paraît déjà avoir été dit clairement dans mon article, ne soyons ni « rigide » ni « pesant » ;-)]« .
Ci-contre « Michael Jackson with bubbles », 1988, vendu 5,6 millions de dollars…
Ci-dessus, « Puppy », oeuvre réalisée pour une exposition à Bade Arolsen en Allemagne, une image de la série « Made in heaven » avec son épouse (dite « La Ciciolina »), « Baloon dog » exposé à Versailles lors d’une rétrospective en 2008, « Hulk » et « Diamant rose » (1) Je recommande la lecture de « Duchamp confisqué, Marcel retrouvé » de Philippe Sers, Ed. Hazan, 2009 (merci à Samuel).
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