Cinémas – Abderrahmane SISSAKO : Timbuktu (2014)

L'affiche la plus répandue

C’est un film limpide et calme, comme dépouillé de tout superflu, en forme de fable qui toucherait à l’essentiel et à l’universel, au travers d’un « faits divers » qui prend ici des allures de tragédie antique, inscrit dans un Fatum irréversible.

Kidane, touareg, habite une tente dans les dunes près de Tombouctou, avec sa femme et sa fille, et mène une vie paisible d’éleveur de bétail. Jusqu’au jour où il tue sans le vouloir, sous le coup de la colère, le pêcheur Amadou qui a mis à mort une de ses vaches. Ce qui n’était qu’un accident banal va se muer en quelque chose de bien plus dramatique, car, dans le même temps, les djihadistes ont envahi la ville et imposé leur loi sans merci.

Nous sommes devant une oeuvre à la fois engagée dans le temps et sans époque. Le cinéaste veut dénoncer ce qui arrive actuellement, la progression de l’islamisme radical et terroriste en terre d’Afrique mais nous sentons qu’il prend beaucoup de hauteur pour nous parler de tous les extrémismes religieux et plus largement de la tragédie de l’oppression de l’homme par l’homme.

Au sincère et droit Kidane, à l’imam paisible, il oppose cette horde d’hommes très différents (sémites, Français, Africains) unis seulement par un fanatisme dont nous sentons que la religion n’est que l’habillage. La confrontation entre ces deux modes de pensée nous donne à voir deux magnifiques scènes, celle où le religieux évoque sa vision pacifique de la Foi face au chef des djihadistes et celle où Kidane parle avec une grande émotion de sa fille à ce même chef. D’un côté des personnages limpides, comme issus de contes ancestraux, vivant en paix et de l’autre, des hommes emplis de haine et au coeur noir.

Car leur ralliement au fondamentalisme est loin d’être si clair que cela. Tout d’abord, il n’est pas pensé. Opposé à d’autres formes de piété (la plupart des protagonistes croient en Dieu et le respectent), il ne trouve plus rien à dire, comme dans la magistrale scène déjà citée entre l’imam et le chef des djihadistes. Ensuite, il est transgressif en lui-même, puisque les djihadistes s’arrogent le droit de mettre bas les règles qu’ils édictent pour les autres : interdit de fumer, mais l’un d’entre eux le fait ; interdit de faire de la musique (une femme reçoit quarante coups de fouet pour avoir désobéi), mais nous voyons un djihadiste danser à corps perdu sur un toit de la ville ; interdit de pratiquer l’adultère (un couple se fait lapider pour cela), mais enlever une jeune fille et la marier de force ou désirer la femme d’un autre est licite pour eux.

Mention doit être faite de la place des femmes dans ce film. Voyant leurs libertés rétrécies (voile, gants, chaussettes, mariage forcé…) (1), elles sont les seules qui essayent de résister, telle cette mère qui refuse de donner sa fille à un djihadiste,  la femme de Kidane qui continue à se laver les cheveux, dévoilée, devant un autre de ces hommes, la « folle » qui arpente les rues en robe à traîne ou encore cette marchande de poissons qui ne veut pas mettre de gants. Mais nous sentons bien qu’elles ne vont pas gagner.

Car le film, pessimiste, nous dit que le Mal l’emporte sur le Bien, quelle que soit la qualité de ce dernier. Oeuvre politique, il dénonce sans manichéisme ni manipulation ce totalitarisme qui, sous couvert de religion, asservit les populations. C’est un film très dur, qui se donne des allures de conte intemporel pour devenir supportable, à l’instar par exemple de Lars Von Trier, qui, dans « Dogville », où il nous narrait la montée de la haine d’un village contre Nicole Kidman, introduisait la distance nécessaire par le biais d’une mise en scène théatrale. Les notations qui relient le film à l’actualité restent d’ailleurs périphériques : des motos, des téléphones portables, une vache nommée « GPS »… Autant de petits détails qui contextualisent l’oeuvre sans la détourner de son sujet ontologique.

Pour donner plus de neutralité et donc de force à son propos, l’auteur use d’une autre « technique » très efficace, il prend le temps… Dans les dialogues, dans sa manière de filmer les hommes et les paysages dans lesquels ils s’inscrivent. Sans jamais tomber dans le documentaire, car nous sentons qu’il recherche (et trouve) la beauté dans les scènes qu’il tourne, il rend les choses plus réelles mais aussi plus oniriques.

Enfin, la notion d’universalité est également renforcée par le choix du lieu, Tombouctou, aux confins de l’Afrique noire et du Maghreb, où se croisent des ethnies très différentes, Touaregs, Sémites, Peuls et autres peuples d’Afrique. D’où une impression de Tour de Babel, où peu de gens comprennent la langue des autres sans traducteur (témoin la très belle scène où un djihadiste veut épouser une jeune fille qu’il a croisé dans la rue et où il doit s’entourer de trois traducteurs successifs pour réussir à dialoguer avec sa mère). Le motif est tellement présent dans le film que nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’Abderrahmane Sissako a pensé à l’origine du mythe de cette Tour de Babel (Dieu, inquiet de voir les hommes coopérer pour construire un édifice qui pourrait les mener jusqu’aux cieux, a brouillé leurs langues pour qu’ils ne se comprennent plus). Cela fait pencher davantage le film vers la fable universelle, en opposant les hommes entre eux.

Ce film a été primé au Festival de Cannes édition 2014 (Prix du jury oecuménique et Prix François Chalais), ce n’est que mérité (nous pouvons d’ailleurs nous demander s’il n’aurait pas pu prétendre à la Palme d’or).

Je vous encourage à aller voir ce chef d’oeuvre.

FB

(1) Les femmes qui portent le voile en pays démocratique devraient voir ce film pour voir comment il ne représente ici qu’un premier pas pour mettre en contrainte la gent féminine.