Voilà un livre coup de poing. Un peu comme un uppercut qui vous cueille au creux de l’estomac, il vous étourdit et vous donne parfois la nausée.
L’auteur, Hubert Selby Jr (1928-2004) est un autodidacte, qui commence à travailler dans la marine à l’âge de quinze ans ; atteint d’une tuberculose très sérieuse à dix-huit ans, il passe quatre ans à l’hôpital où il se met à lire. Puis à écrire ensuite (« Je connais l’alphabet. Peut-être que je pourrais être écrivain », dit-il).
Son premier opus « Last exit to Brooklyn » est un brûlot, qui vient secouer les Etats-Unis. Préparé par les coups de boutoir portés par la Beat generation à l’édifice moral et puritain américain (Jack Kerouac a écrit « Sur la route » en 1957, Allan Ginsberg « Howl » en 1956 et William Burroughs « Le festin nu » en 1959), le public accueille l’oeuvre très favorablement malgré une certaine résistance (le livre vaut à l’écrivain un procès pour obscénité).
C’est une oeuvre en étoile, faite de nouvelles où les personnages se croisent, au coeur de la ville de Brooklyn. Six récits qui s’emboîtent pour donner une vision noire et glauque de la société. Nous ne sommes pas loin du sens premier de « Beat generation » (génération cassée). Passent ainsi les histoires de Tralala, putain malgré elle, de Harry, syndicaliste hargneux, de Georgette, travesti amoureux d’un hétéro, de la bande de Freddy qui se réunit chez Alex, dans son restaurant grec, du mariage de Tommy et Susie assorties d’une coda en forme de choral où s’intercalent en des moments quotidiens la vie d’habitants du même immeuble.
« Car ce qui échoit aux fils des hommes échoit aux bêtes ; une seule et même chose leur échoit : ainsi que les uns meurent, ainsi meurent les autres ; oui, tous ont le même souffle ; de sorte que l’homme n’a nulle prédominance sur la bête : car tout est vanité » (Bible, Ecclésiaste, 3, 19). Cette citation en incipit de la première nouvelle donne le ton de l’ensemble. Si l’on ajoute à cela cette phrase extraite d’une interview donnée par l’écrivain au journal « Libération » en 1999 : « Quand j’ai publié Last Exit to Brooklyn, on m’a demandé de le décrire. Je n’avais pas réfléchi à la question et les mots qui me sont venus sont : « les horreurs d’une vie sans amour »», il semble évident que nous allons nous aventurer dans un écrit impitoyable qui va nous mettre à l’épreuve. Et en effet, la lecture en est rude et difficile (j’ai eu du mal à terminer l’histoire de Tralala…).
Car nous sommes face à des personnages en perdition dans leur vie, qui ne voient pas d’issue, notamment parce qu’ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes (ah, les scènes atroces où Tralala, Georgette ou Harry pensent faux sur l’image qu’ils renvoient aux autres). Ils ont également perdu le don de la parole ; tout n’est qu’injures, éructations ou silences (et nous goûtons d’autant plus la récitation d’un poème par le travesti Georgette, comme un contrepoint presque magique, qui suspend le temps en réinventant la beauté dans un univers qui en est désinvesti).
Car où est l’avenir ? Nulle part. Je me risquerai d’ailleurs à une interprétation tout à fait personnelle du titre, qui évoque une sortie d’autoroute vers une ville donnée, ici Brooklyn. Peut-être s’agit-il uniquement, dans l’esprit de l’auteur, d’une indication spatiale, la dernière sortie en question donnant sur le quartier dont nous parle l’auteur. Ou alors pourrait-on inverser la phrase pour voir ce qu’elle ne veut pas dire, à savoir « Last exit from Brooklyn », ce qui supposerait une issue possible à ces vies dévastées dans leur ordinaire. En changeant un simple mot (« Last exit to Brooklyn »), nous basculant du dehors impossible vers le dedans, dont ils ne se sortiront pas. Aucun échappatoire vers un ailleurs ; condamnés à des vies qu’ils ne peuvent assumer (pas d’avenir professionnel ni personnel), sans aucun amour de réconfort, les protagonistes s’offrent à nous dans toute leur indigence.
Et tous portent en eux une violence rentrée qui ne demande qu’à surgir à tout moment, en paroles ou en actes. Qu’il s’agisse de tabasser un « Marine », de trouver tous les moyens possibles de mettre des grains de sable dans le système en tant que syndicaliste, juste pour le plaisir de le gripper, d’accepter toutes les horreurs sur son corps comme prostituée, de maltraiter sa femme, de regarder en riant un bébé tomber d’un étage, tout est inhumanité dans ce livre, l’Homme ravalé au rang de bête, comme l’indique la citation mentionnée plus haut. Pour accepter cette condition, les protagonistes n’ont d’autre possibilité que de s’oublier à coup de bière, de gin, de comprimés de benzédrine et autres drogues financièrement accessibles. La vie est ainsi à peine plus supportable ainsi, mais elle devient supportable.
Dans l’indistinction globale de ces vies ratées, mentionnons quand même le groupe des travestis, introduit dans le livre par le personnage de Georgette, George pour l’Etat-Civil, dont la famille ne peut assumer l’orientation sexuelle. C’est une autre dimension que l’écrivain amène ici : après la perte de repères économiques et culturels, voici le microcosme qu’il a choisi de présenter confronté à la perte de repères sexuels. Pour mieux servir son propos, il oppose une virilité exacerbée des hétérosexuels à une homosexualité qui n’ose encore dire son nom et vient perturber les situations établies.
L’écriture, nerveuse, se déroule dans une déstructuration assumée. Violente et crue, elle se fait l’écho du mouvement pictural Hyperréaliste de l’époque, dans ses descriptions cliniques des personnages et de ce qui leur arrive. Peu de ponctuation, gommage des élisions, passage d’un personnage à l’autre sans avertissement, tous procédés qui nous renvoient à l’immanence du texte. A ce propos je voudrais rendre hommage à la nouvelle traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, publiée cette année chez Albin Michel, eux qui ont réussi à syncoper le texte comme il fallait tout en lui laissant sa fluidité.
C’est un livre qui a fait date en imprimant son sceau dans la littérature. Et il paraît vraisemblable que les écrivains qui ont publié ultérieurement, William Styron, John Irving, ou Philip Roth par exemple, ont intégré cette oeuvre.
C’est un roman de la dévastation, il nous entraîne dans les bas-fonds du genre humain en un tourbillon de désespoir. L’auteur a dit, bien plus tard, qu’il ne reviendrait pas sur ces sujets, ce qui nous laisse à penser que nous sommes là devant une sorte d’exorcisme de démons intérieurs et renforce cette puissance et cette force qui nous submergent.
A lire, mais attention, ouvrage vraiment dur.
FB