Attention, oeuvre ! Je connais certes mal le cinéma asiatique, mais cela ne m’a pas empêchée d’apprécier toute l’originalité de ce film atypique (par rapport à mes références) et pourtant universel.
Le synopsis est simple dans son énoncé et se révélera complexe dans son traitement. Soit un homme, qui gagne à peine sa vie en homme sandwich dans une grande ville, laissant ses enfants vagabonder pendant la journée et squattant avec eux le soir une pièce insalubre. Une femme, qui a remarqué les enfants, va tenter de sauver cette famille « décomposée ». Je n’en dirai pas plus.
Ce film est d’abord esthétique. Nous avons déjà croisé, au fil de nos lectures (Yasunari Kawabata ou la forme Haïku, par exemple), de nos pérégrinations artistiques (objets et peintures d’Extrême Orient), cette fascination tout à fait particulière pour les objets et la nature qui se mêle à un esprit de contemplation lié à des concepts religieux et philosophiques. Il est question d’une autre façon de regarder l’univers autour de soi, d’y rechercher la beauté et la transcendance, ainsi que des interprétations ontologiques. Tout du moins, c’est comme cela que j’ai compris en partie, soyons modestes, l’approche asiatique du monde, que nous retrouvons ici de mon point de vue. Pour la beauté, des plans séquence enchaînés qui s’ancrent dans un paysage travaillé, traversé par les protagonistes du film. A partir d’une matière urbaine et d’une vie misérable a priori peu propices, le cinéaste fait surgir une beauté absolue dans sa fixité même ; ne serait-ce pas dû au temps que nous prenons pour les regarder ? Terrains vagues, immeubles de béton brut, circulation automobile étouffante ponctuée de scooters aux couleurs improbables, squat lépreux, toutes images qui ne suscitent a priori aucune idée d’harmonie, prennent des accents de perfection qui nous touchent profondément. La splendeur nous entoure, semble nous dire le cinéaste, pour peu que nous souhaitions la voir. Les personnages qui s’inscrivent dans ce contexte en ressortent magnifiés, à la fois fragiles, dans un environnement hostile qui les submerge, et tellement forts dans leur résistance vitale. Ils en deviennent beaux dans leur essence, un peu comme le premier homme sur terre devait l’être. Inscrits dans des environnements qui les dépassent et les repoussent, ils nous renvoient à la Vie même, existant presque sans dialogues (la parole n’est pas utile ici, nous sommes au-delà). Et l’amour bancal et essentiel qui existe entre ces êtres prend une dimension universelle, avec un écho tellement fort en nous.
C’est également un film sur le temps. Ici, il est étiré pour prendre toute sa dimension. Les plans séquence dont j’ai parlé plus haut se prolongent parfois jusqu’à l’insoutenable (dans la salle, le dernier plan, de presque un quart d’heure, a été accueilli de manière contrastée…). Peut-être sans le vouloir, l’auteur nous amène, nous Occidentaux, dans une réalité temporelle différente, où heures, minutes et secondes s’écoulent selon un rythme bien à elles.Toute cette lenteur, si éloignée de notre monde quotidien, nous permet de saisir le poids des images qui s’installent dans nos esprits lentement et sûrement et manquent parfois de nous submerger. Leur lourdeur les livre à la splendeur de la complétude. Et tout peut devenir magnifique, deux hommes brandissant des pancartes à un échangeur d’autoroute, cinglés de pluie dans leur mince poncho plastique, entourés de voitures et deux roues qui vont leur chemin par hordes ; un appartement mangé de moisissures presque décoratives enserrant une famille en train de dîner ; un homme et une femme contemplant une fresque représentant la nature en tons gris, dans un sous-sol détruit.
C’est enfin un film politique qui ne dit pas son nom. Sans engagement directement apparent, il décrit une réalité sociale d’aujourd’hui. Cet homme déraciné, seul avec ses enfants (nous ne saurons rien de son passé) perdu dans une ville où s’affrontent bidonvilles, terrains vagues et immeubles flambants neufs encore vides, survit à peine dans un travail déshumanisé, condamné à être une pancarte vivante (et encore à peine) au milieu de foules qui ne le voient pas. Sans vouloir altérer le propos de l’auteur, nous pourrions penser qu’il évoque ici un nouveau prolétariat qui souffre une double peine. Celle de ne plus trouver de travail lui permettant de vivre décemment. Et celle d’avoir tourné le dos à la nature, que le cinéaste essaye ici de recomposer au travers des paysages urbains qu’il décrit. Coupé de ses racines, l’homme est condamné à n’être qu’errance et ce propos nous renvoie aux migrations incessantes des campagnes vers les villes qui ont lieu actuellement notamment dans le sud-est asiatique.
C’est un chef d’oeuvre, que je recommande (mais pas aux impatients…).
FB