« Sculpter du temps », voilà comment l’artiste américain, Bill Viola, définit ce qu’il cherche à faire au travers d’un média, la vidéo, qui peut laisser perplexe de par son format (comment exposer une vidéo et comment l’apprécier comme oeuvre dans un musée ou une exposition ? Cela paraît bien moins simple au premier abord que pour une sculpture ou une peinture) mais dans lequel il donne toute son ampleur. Né en 1951, il adopte dès le départ, sans hésitation, ce nouveau mode d’expression qui correspond à son époque (« Je suis né avec la vidéo », dit-il), fait des études de musique électronique et de peinture, se donnant là les bases techniques de ses oeuvres futures.
En incipit à cet article, je me livrerai à un petit exercice de sociologie « expositionnelle » (osons ce néologisme que mes lecteurs, fort cultivés, comprendront sans peine) ;-). Le parcours proposé au Grand Palais comporte une série de vidéos, et uniquement des vidéos, d’une durée inégale, d’environ 7 à 35 minutes. Or, regarder cette oeuvre se heurte à deux traits de caractère collectif qui nous définissent pour la majorité d’entre nous à l’heure actuelle. Impatience : alors que ces vidéos lentes, en éclosion perpétuelle, se dégustent dans un rythme particulier de temps, nombre de visiteurs se posent quelques minutes (voire quelques dizaines de secondes) et passent leur chemin, incapables de contemplation dans la durée, exercice devenu problématique à notre époque. Et accaparement : j’ai vu maints visiteurs prendre en photo avec leurs téléphones portables les vidéos qui défilaient sur les écrans ; pour les faire leurs ? Pour se rassurer sur le fait qu’ils étaient là, dans cette exposition ? Photographier un tableau, passe encore, bien que nous puissions douter de la qualité de l’image prise avec un smartphone. Mais une vidéo ? Où est le propos ? Cette exposition nous renvoie donc à quelque chose de profond dans notre vie actuelle, cette difficulté à ne pas être en mouvement perpétuel, étourdi par des stimulations permanentes, comme par peur de l’ennui (je ne compterai même pas le nombre de ceux qui sortent compulsivement leur smartphone, qui de leurs sacs, qui de leurs poches, émettant des flashs lumineux perturbants, keep in touch whatever the price…). Avec en corollaire une forte propension à capturer les images de notre vie qui passe et qui finalement est en train de nous échapper (interprétation personnelle que j’assume)*. Je m’arrêterai là dans cette critique et je vous renvoie à ce que j’ai écrit sur le film « Les chiens errants » sur ce blog, où j’ai développé une idée similaire (les deux opus ont cela en commun vu de moi, la dimension temporelle).
Cette exposition ouvre devant nous un vrai paradoxe. D’une part un média contemporain, qui permet le mouvement et nous renvoie à quelque chose qui pourrait être fugace et rapide, comme le cinéma sait si bien faire. Et d’autre part, son utilisation par l’artiste comme vecteur de lenteur. Ajoutons à cela que tout se passe dans la pénombre pour mieux laisser les images s’installer. Et nous sommes face à un parcours complexe, qui joue sans cesse sur l’opposition. Modernité du support contre universalité du discours. Lumière des vidéos contre obscurité des salles. Banalité du média, mille fois vu et utilisé dans la vie quotidienne, contre profondeur de l’oeuvre. Décalage entre le lieu d’exposition, habitué à présenter peintures précieuses ou sculptures classiques, et ce qu’il donne à voir ici. Tous ces hiatus, qui viennent nous bousculer dans nos habitudes, sont excitants, font rupture et nous permettent de nous abandonner à ce que nous allons voir.
Certains d’entre vous me diront : « mais ce n’est pas de l’Art ». Je ne sais et ne souhaite pas rentrer dans ce débat. Ce que j’ai vu m’a touchée et fait réfléchir et c’est déjà beaucoup.
C’est une exposition qui prend son temps, à tous les sens du terme (il faut plus de cinq heures pour en faire le tour, compter une bonne demi-heure si vous n’êtes là que pour faire des photos ou filmer partiellement ; je ne peux que vous recommander d’apporter un bon appareil photo, dans ce cas, au lieu de votre téléphone…). Et qui demande un certain état d’esprit, une envie de se laisser aller aux images pour rentrer dans une autre dimension temporelle que celle qui fait notre quotidien de gens pressés. Sinon, nous ne pouvons pas comprendre ce qui est dit là.
Temps et obscurité, voilà deux éléments de contexte qui vont nous guider au travers de cette oeuvre fervente, presque mystique. Dès la première vidéo The reflecting pool (1977-1979), nous sommes captivés. Plan fixe (comme toutes les vidéos) sur un bassin dans les bois, où un homme vient se baigner. Au moment de plonger, il reste suspendu en l’air, alors que la vie naturelle suit son cours. Nous le reverrons sous forme d’ombre, puis sortant de la piscine pour s’éloigner. Comme si la Nature et Homme étaient disjoints, chacun avec son propre rythme, ce qui pose la question de l’inscription de l’humanité dans son environnement. Toujours à contretemps, l’homme laisse des traces arythmiques, surgissant là où ne l’attendait pas la Nature. Je vous laisse prolonger la réflexion… Mais j’ai adoré ce moment.
Un autre de mes coups de coeur, The quintet of the astonished (2000) présente cinq protagonistes qui, pendant quinze minutes, vont changer d’expression imperceptiblement. Comme une peinture de la Renaissance subtilement animée. Des apôtres -païens ?-, baignés d’une lumière que n’aurait pas renié Le Caravage, montrent l’élaboration lente des sentiments au travers de personnages qui s’apparentent fort à ceux du maître italien.
Car c’est de cela que nous parle l’auteur, la vie, la mort, la difficile conciliation entre humain et nature, les sentiments, les liens entre les personnes, sur un plan spirituel sûrement nourri par ses voyages au Japon, au Tibet, entre autres. Je choisirai quelques exemples pour mieux illustrer cette idée.
Catherine’s room (2001) est constituée de cinq vidéos synchronisées dans lesquelles nous voyons la même femme à différents moments de la journée vaquer à ses occupations, yoga et lecture, couture, écriture, méditation et coucher. Les meubles anciens, la lumière qui baigne ces cellules monacales évoquent des peintres flamands comme Vermeer, tandis que la petite fenêtre haute ouverte sur l’extérieur et traversée d’une branche de cerisier fait penser à Van Gogh. C’est une vie solitaire, répétitive (les vidéos tournent en boucle) et apaisée que nous voyons se dérouler devant nous. Comme si l’artiste nous disait que la sérénité est dans notre monde intérieur et non dehors.
En miroir dans une autre salle (quelle bonne idée !) The encounter (2012) et « Walking on the edge » (2012). Dans la première vidéo, nous voyons une femme jeune et une plus âgée marcher vers nous longuement, se croiser, la femme plus âgée transmettant un objet à la plus jeune et chacune repartant de son côté. Dans la deuxième, deux hommes avancent vers nous depuis l’horizon, se croisent et continuent leur chemin. Un père et son fils, paraît-il. Ces deux opus nous parlent de transmission et d’abandon. Même parent, chacun suit sa voie, transmet ce qu’il doit et continue sa route, seul, en laissant son enfant vivre sa vie.
La pièce maîtresse, au moins par sa taille, « Going forth by day » – 2002- (sortir au jour, traduction littérale du Livre des morts des anciens Egyptiens) est fort complexe. Elle déroule dans une immense salle cinq vidéos de 35 minutes (Fire birth, The path, The deluge, The voyage, First light), qui jouent en boucle, synchronisées. Libre au visiteur de les regarder une à une ou toutes ensemble. Nous sommes devant une variation sur la condition humaine, impression renforcée par le fait que nous pénétrons dans la salle au travers de la première vidéo (« Fire birth »), dans les flammes de la mort (ou de la naissance ?). Dans « The path », des personnes de toutes origines et catégories sociales passent devant nous à travers un bois en un défilé lent et décidé. Comme l’humanité en marche vers son destin, ils donnent l’impression d’avoir cheminé depuis bien longtemps et de continuer à avancer après avoir quitté notre champ de vision. « The deluge » nous montre le déménagement d’une maison de ville, riche et coquette. Dans le même temps, des passants, semblables à ceux que nous avons vus dans la vidéo précédente, se croisent sur le trottoir, chargés d’objets de toute sorte, et nous sentons peu à peu comme une urgence s’installer, jusqu’au déluge, qui submerge la maison, l’eau continuant à couler encore et encore. La référence explicite à un des événements fondateurs de l’Humanité d’après la Bible nous conduit à avancer que nous sommes dans un avertissement fort fait à l’Homme. Peut-être devant le matérialisme de tous ces gens qui serrent contre eux leurs possessions, se préoccupant à peine des autres (une seule personne s’arrête devant le SDF posté à côté de la porte, dans les centaines qui passent). The voyage, spectaculaire dans sa mise en scène, nous montre un vieil homme en train de mourir, dans sa maison au bord d’un lac, devant ses enfants (fils et bru, me semble t-il), pendant que des déménageurs chargent ses meubles sur un bateau, devant sa femme, installée dans un fauteuil sur la plage. Finalement, au moment du départ du bateau, le vieil homme, que nous voyons encore étendu sur son lit, réapparaît sur la plage, embrasse sa femme et part avec elle en traversée. Au vu de la référence aux Egyptiens, nous pouvons penser que ce sont deux âmes qui font le voyage sur l’embarcation des morts, avec toutes les possessions habituellement déposées dans les tombes. Mort et vie. Enfin, First light nous donne à voir une équipe de secours qui a terminé sa mission, au bord d’une étendue d’eau. Les lumières de l’ambulance clignotent encore, les sauveteurs sont fourbus et une femme, dont nous ne savons pas si elle est la victime, attend hagarde. Tous finiront par s’endormir pesamment. Surgit alors de l’eau un corps de femme magnifié par la lumière, qui gagne lentement le ciel. L’âme et sa renaissance.
Il n’y a sûrement pas d’interprétation unique à tout ce que je viens de tenter de décrire, mais nous voyons bien que nous sommes au coeur de concepts ontologiques complexes. Vie, mort, renaissance, voilà ce que nous suggère cette oeuvre.
Impression encore consolidée par « Man searching for immortality, woman searching for eternity » (2013) où s’entrechoquent concept contre concept, vie et mort entremêlées. Dans le format même de l’oeuvre, deux dalles de granit noir côte à côte, semblables à des pierres tombales. Un homme et une femme âgés et nus s’avancent vers nous, puis, nous faisant face, à l’aide d’une lampe de poche, scrutent chacun son corps parcelle par parcelle. Comme en un geste d’admiration et de réassurance réunis. J’existe encore, semblent-ils dire, dans une certaine beauté qui est celle de la vie. Mais cela ne dure pas et à la fin les deux silhouettes s’effacent peu à peu. Doit-on également y voir une constatation de la solitude de l’être face à lui-même ? A aucun moment ces deux-là ne se regardent, et, s’ils nous jettent un coup d’oeil furtif, c’est pour que nous les assistions dans leur démarche, jamais pour demander une interaction avec nous.
Il faut signaler l’importance de l’eau dans le propos de l’auteur. Apaisante, menaçante, objet de transition entre Homme et Nature, Vie et Mort, elle installe sa multiplicité sémantique dans une majorité des oeuvres présentes. Dans « Three women » (2008), trois femmes (une mère et ses deux filles ?), en s’approchant de nous, traversent un mur d’eau que nous n’avions pas vu et prennent vie, couleur et formes nettes, comme pour exister vraiment un moment. Puis elles repartent dans leur univers flou et décoloré. Elles ont le charme de la peinture/sculpture de la Renaissance – les trois Grâces – et l’apparence d’un rêve qui prendrait forme temporairement, comme transfiguration.
Je m’arrêterai là dans la description des oeuvres de cette magnifique exposition, objet assez unique dans l’univers culturel actuel. Je tire mon chapeau à Monsieur Bill Viola, pour sa parfaite démonstration qu’une oeuvre peut emprunter quelque voie qui existe. C’est un grand moment de contemplation et d’instrospection auquel il nous convie là. Et pour cela je le remercie.
FB