Littératures – Anne BRONTE : La recluse de Wildfell Hall (1848)

375px-The_Tenant_of_Wildfell_Hall

Anne Brontë (1820-1849) est la cadette de cette famille d’écrivains si célèbre Outre-Manche (et dans le monde), qui compte Charlotte, auteur de « Jane Eyre » (1847) et Emily qui publie « Les hauts de Hurlevent » (1847) (1). Issues d’un milieu de petite bourgeoisie (père précepteur et vicaire) mais très cultivé, elles vont vivre des vies courtes, décédant avant l’âge de 40 ans, et modestes, gouvernantes la plupart du temps. Des existences simples, sans rapport avec la flamboyance de l’oeuvre littéraire, dont le livre évoqué ici n’est qu’un exemple.

C’est un roman épistolaire, qui voit alternativement l’échange de lettres entre un gentilhomme fermier, Gilbert Markham et un de ses amis – que nous n’entendrons jamais, c’est une correspondance aller sans retour – et entre une jeune femme Helen Graham et son frère Frederick Lawrence.

Dans le Yorkshire, au milieu d’une communauté de bourgeoisie campagnarde, surgit un jour Mrs Graham, jeune femme mystérieuse, nantie d’un jeune enfant, Arthur et sans compagnon, qui s’installe dans le ténébreux logis de Wildfell Hall. Cette irruption va bouleverser l’éco-système humain qui l’entoure, provoquant curiosité, en premier lieu, amour de certains et rejet de la part d’autres. Une femme qui se cloître, seule avec un enfant, dans une vieille maison, voilà qui est bien inhabituel, surtout dans cette Angleterre du XIXe siècle. Au gré de l’intrigue, nous apprendrons l’histoire d’Helen, les raisons de sa fuite, et nous suivrons le récit de ses amours contrariées avec Gilbert Markham.

On a dit des soeurs Brontë qu’elles étaient des féministes avant l’heure. Je pense pour ma part que nous sommes devant une dimension plus profonde, plus complète, une liberté qui amène Anne à sortir des convenances, à prendre de la hauteur pour nous dépeindre avec recul cette société anglaise dans toute sa réalité. Les femmes ne sont parfois pas si douces qu’on les penseraient, certaines chipies cancanières et jalouses, certaines dévergondées adultères et méchantes. Quelques uns des hommes qu’elle nous présente ne valent pas mieux, fêtards invétérés, alcooliques, abandonnant leurs femmes de longs mois seules pour s’encanailler à Londres ; dans leur idéal, leurs épouses doivent être soumises et accepter les débordements de leurs maris sans broncher. Tout cela enfoui sous des strates de convenances et de bienséance, qui masquent ces travers ; faire bonne figure, respecter les principes en apparence, c’est ce qui compte, pour être adoubé par la société.

Et nous assistons à une inversion subtile des valeurs dans ce roman, où les deux personnes les plus droites, Gilbert et Helen, ne sont vus par les autres que comme sans cesse en transgression. Parce qu’il se détourne d’une jeune fille qu’il courtisait et qu’il a découverte médisante ; parce qu’elle vit seule, en dehors des autres, sans respecter les usages de la communauté… (2). Il faut savoir que le livre a fait scandale, de par la description parfois très crue des turpitudes évoquées ci-dessus ; mais nous pouvons nous demander si cette liberté par rapport aux conventions sociales n’est pas au centre de cette controverse (3).

Ce sont de très beaux personnages oscillant entre raison et passion, dont Anne Brontë nous dépeint avec finesse les états d’âme tout au long de ce passionnant roman.  Avec toute la délicatesse qui est l’apanage des romanciers anglais pour décrire les tourments du coeur et avec cette touche sauvage qui est l’empreinte même des soeurs Brontë (4). Acuité et profondeur de réflexion dominent chez cette jeune femme éprouvée par la vie, et, au milieu d’un monde désespéré, une aspiration vers la pureté d’un amour hors normes.

C’est un livre splendide, avec un supplément d’âme. A lire.

FB

(1) Sans compter deux aînées, Maria et Elizabeth, décédées respectivement à l’âge de 11 et 10 ans des suites de mauvais traitements dans un pensionnat, épisode dont Charlotte s’inspirera pour « Jane Eyre » et un frère, Branwell, au centre de l’attention de ses soeurs.
(2) Nous retrouvons ce type de personnage dans « Les hauts de Hurlevent » et dans « Jane Eyre », qui se retrouvent bien au-delà des usages corsetés de la société qui les entoure.
(3) Et notons qu’Anne écrit sous un pseudonyme ; si l’on avait su qu’une femme avait écrit cela…
(4) Elles diffèrent en cela de Jane Austen, par exemple, qui leur ressemble sur tous les autres points.