Littérature – Peter HELLER : La constellation du chien (2014)

peter heller

Il est des livres dont émanent une perfection née de la rencontre idéale entre les moyens et les aspirations de l’écrivain. Des oeuvres d’une cohérence presque absolue, qui vous entraînent dans leur circularité, la forme renvoyant au fond, le fond à la forme, en un mouvement continu plein d’évidence ; et cela n’est pas  propre à la littérature mais se produit dans les autres arts. Le motif est annexe dans le propos que je tiens, il occupe une place à part – que j’évoquerai tout à l’heure pour le présent ouvrage -, je parle ici purement de cette mystérieuse osmose, qui me laisse chaque fois émerveillée, comme si certains êtres étaient capables à la fois d’avoir une pensée pleine et originale, et de la construire presque d’un seul tenant, que ce soit au travers d’un tableau, d’un opéra, d’une chanson ou d’une pièce de théatre, en toute plénitude. Quand je dis cela, je peux citer en désordre le livre « Requin » de Bertrand Belin (chroniqué récemment sur ce blog), le tableau « Nu descendant un escalier » de Marcel Duchamp ou encore le film « Crosswind » de Matti Helde (également disponible sur ce blog), pour ne citer que quelques exemples récents de mes coups de coeur du genre. Car je suis bien consciente ici de ne parler que pour moi, chacun cherchant et trouvant l’idée de perfection à son aune.

Je disais plus haut que le motif est annexe ; ici il ajoute une dimension supplémentaire d’envoûtement. Il me sera pourtant difficile de présenter l’histoire contée par le roman car un de ses charmes est le pointillisme avec lequel il nous dévoile peu à peu les faits (et j’en veux un peu à certains résumés que j’ai pu voir et qui, outre ne pas rendre justice au récit en en faisant quelque chose de très à plat, réduisent à néant toute cette patience et tous ces efforts de l’auteur pour la distiller au long des pages) (1).

Optons pour une présentation liminaire et succincte. Au début du livre, le narrateur Higs vit en cohabitation forcée avec un autre homme, Bangley, dans une maison qui n’est pas la leur. Ce sont des réfugiés, survivants d’une catastrophe  (mondiale ?) qui a décimé a minima la population du Colorado quelques années auparavant. Tout au long du fil de ma lecture, j’ai d’ailleurs pensé à « La route » de Cormac Mac Carthy (2006), roman post-apocalyptique, lui aussi, aucun des deux n’étant d’ailleurs rangés dans la catégorie « Science-Fiction », bien que s’inscrivant parfaitement dans le genre, comme si ici l’aspect littéraire l’emportait sur le genre et le sujet pour classer l’ouvrage (2).

Nous sommes ici dans un univers onirique, certes, mais qui laisse une telle place à l’humain que tout se passe comme si le contexte le transcendait. Vers le haut et vers le bas. Pour ce qui est des envolées lyriques, Higs est un personnage qui se « réfugie » dans la nature (nous verrons ensuite que je n’emploie pas ce mot par hasard) et nous la décrit en phrases courtes et nerveuses, comme nées d’une observation immédiate de ce qui l’entoure, le tout provoquant une grande beauté, comme savent faire actuellement les auteurs américains (Rick Bass, Cormac Mac Carthy, par exemple) ; c’est une nature qui reste à la place que l’Homme lui a assignée jusqu’à peu, terre nourricière – Higs est un chasseur et un pêcheur – marquant le rythme des saisons et des jours, utilitaire avant que d’être belle. Nous avons l’impression d’être face à un pionnier ou un de ces Indiens tels que nous les restituent les westerns, à la fois en osmose et en duel avec leur environnement ; n’oublions pas les circonstances fondatrices des Etats-Unis, pays conquis par la force sur la nature et les autochtones. Nous découvrirons ensuite, que, face à certains humains, Higs peut se révéler d’une grande délicatesse et d’une immense fragilité, laissant exploser tout ce qu’il taisait dans son dialogue muet avec plantes et animaux. Face à lui, comme un contrepoint qui ferait davantage ressortir cette communion Homme/Nature, un univers dévasté, où les morts se comptent par milliers, un monde semblable à celui de « Mad Max » (3), où les rares survivants se déplacent armés et où tout le monde est d’abord un ennemi à abattre. Et c’est ce couple Nature/Violence humaine, rappelant l’époque de la Conquête de l’Ouest, qui fait mouche et crée cette atmosphère si prenante.

Ajoutez à cela le sens de la narration aigüe, mariant onirisme et hyperréalisme, qui est l’apanage de l’écriture nord-américaine, construisant un récit limpide et sans faiblesse, qui pourrait se découper en deux parties : Higs sans les autres et Higs avec les autres. Car le regard que pose le narrateur sur ses semblables est d’une grande bienveillance, nous le sentons bien, malgré les meurtres qu’il est obligé de commettre sur les inhumains que sont devenus les survivants, silhouettes à peine vues sitôt disparues, comme les monstres dans un jeu vidéo… Malgré la sauvagerie qui plane sur l’ouvrage, induite par cette situation de survie dans laquelle vivent les personnages, c’est une profonde humanité qui se dégage de ces pages.

Et tout cela vous transporte… Un régal (4).

FB

(1) Une remarque en passant : si, après avoir lu un livre, la quatrième de couverture vous semble en faire un bon résumé, c’est sûrement que c’était un livre de peu.. Testez et vous verrez.
(2) J’ai déjà dit ce que je pensais de la catégorisation en genres de la littérature, qui empêche certaines personnes d’accéder à d’excellents livres, sous prétexte « qu’ils n’aiment pas les polars » ou « qu’ils sont allergiques à la Science-Fiction ».
(3) Série de trois films, vu de 2015, dont le premier a été signé par George Miller en 1979, fiction post-apocalyptique, l’apocalypse étant causée ici par le pétrole.
(4) Et comme à l’habitude, quand je tombe sur un livre avec lequel je suis en telle harmonie, je me demande avec une pointe d’angoisse ce que je vais bien pouvoir lire après ! 😉