Peinture : Marcel DUCHAMP. La peinture, même. (Paris, Centre national d’art contemporain, 2014)

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Parmi mes tableaux préférés se trouve le « Nu descendant un escalier, n°2 » de Marcel Duchamp (1887-1969), artiste contemporain français. Lorsque je l’ai vu pour la première fois, j’ai eu comme un éblouissement devant cette oeuvre qui dit tellement de choses, sur le mouvement, la lumière, la peinture, en fait, aussi pure et essentielle dans l’histoire picturale qu’une déesse de Boticelli. Pour mieux en comprendre le contexte, replaçons nous dans l’époque : nous sommes au début du Cubisme, mouvement pictural qui va déstructurer corps et objets pour les montrer autrement  et également du Futurisme italien, qui cherche à figurer le mouvement et la vitesse. Marcel Duchamp, avec le génie qui le caractérise, réussit ici la fusion des deux, en les dépassant ; malgré la modernité des deux courants, il a un temps d’avance, il voit déjà plus loin. Fractionnant son personnage de nu en plusieurs figures juxtaposées, il rend le mouvement d’un corps qui avance de marche en marche tout à fait tangible. Nous voyons cette femme dans le balancement de sa chair lumineuse, souple et érotique se livrer à nous, dans sa descente de l’escalier, comme presque vivante (2). C’est de la cinétique magistralement intégrée à la peinture, comme un origami mis à plat qui garderait gravé en lui le mouvement intrinsèque dû à son pliage initial.

L’artiste nous en dit cela :

« L’origine, c’est le nu lui-même. Faire un nu différent du nu classique, couché, debout, et le mettre en mouvement. Il y avait là quelque-chose de drôle qui n’était pas drôle du tout d’ailleurs quand je l’ai fait. Le mouvement est apparu comme un argument pour me décider à le faire. Dans le « Nu descendant un escalier », j’ai voulu créer une image statique du mouvement. Le mouvement est une abstraction, une déduction articulée à l’intérieur du tableau sans qu’on ait à savoir si un personnage réel descend ou non l’escalier également réel. Au fond, le mouvement, c’est l’oeil du spectateur qui l’incorpore au tableau »

Et pour joindre mon propos à celui de l’exposition citée, je dirai que cette oeuvre fait penser à ces tableaux du Moyen-Age qui montrent une vie, le plus souvent celle d’un(e) saint(e) en plusieurs vignettes chronologiquement successives mais spatialement rassemblées en une même toile.

Un exemple de scènes chronologiques dans un même tableau : "Scènes de la vie de Sainte-Ursule", Hans Memling, 1489

Un exemple de scènes chronologiques dans un même tableau : « Scènes de la vie de Sainte-Ursule », Hans Memling, 1489

Car le sujet de ce que nous donne à voir ce très bel événement à Beaubourg est précisément celui-là, le rapport complexe de Marcel Duchamp à la peinture, en faisant (presque) abstraction des autres facettes de son oeuvre. L’artiste nous semble pris  ici dans un double mouvement, celui de puiser au travers des artistes anciens l’énergie qui lui permet d’aller de l’avant, tout en les rejetant dans le passé au travers d’une oeuvre qui ne cesse d’avancer (et son engouement pour la cinétique est symbolique à cet égard). La conception de l’exposition, encore une fois fort à propos et très pensée, juxtapose les toiles de Marcel Duchamp avec d’autres, le plus souvent contemporaines de l’artiste, pour montrer à la fois la pulsation de cet art qui ne cesse de se réinventer devant nous, cherchant d’autres voies et d’autres modèles et à la fois la singularité de l’artiste éponyme de l’exposition. Nous sommes devant un flux ininterrompu entre passé et avenir, l’exposition nous guidant au travers des relations et des transitions qui jalonnent ce parcours historique, et en cela, elle dépasse le simple cheminement d’une oeuvre à l’autre, recréant une perspective qui finit par nous entourer et nous accompagner tout du long.

Dès la première salle, les esquisses de Marcel Duchamp inspirées d’Ingres ou de Cranach l’Ancien étonnent. Tout est fidélité dans ces tentatives de capter en quelques traits le mouvement profond des oeuvres modèles ; et nous sommes en 1968, devant des oeuvres finales et non pas d’initiation (comme tant de copies de toiles célèbres réalisées par tant d’artistes connus en devenir qui hantent les musées à la recherche de sujets), ce qui montre la prégnance des racines chez cet homme qui a tant innové, et son respect pour ces oeuvres de l’ancien temps. Dans la même salle, comme pour nous prendre à rebrousse-poil, un tableau qui a fait scandale, montrant la « Joconde » de Léonard de Vinci parée d’une moustache et d’une légende équivoque (« Look » ou « Elle a chaud au cul ») dans une désacralisation des icônes digne d’un étudiant potache. Chaud et froid, litote digne de Corneille (« Vas, je ne te hais point »), le ton est donné entre filiation assumée et révolte d’adolescent farceur.

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Nous sommes en effet devant un personnage complexe, fulgurant, souvent incompris, mêlant théorie pure et dure à un humour fait de jeux de mots parfois assez terre à terre (1). Ne nous laissons pas abuser par les suiveurs et les faiseurs (dont cette exposition montre les limites parfois), Marcel Duchamp a traversé le monde de l’art comme une fusée, assimilant hier et aujourd’hui pour créer demain.

Le tracé de cette étoile filante, nous le suivons grâce à la pédagogie du commissaire de l’exposition (merci Cécile Debray) qui met en résonance cette oeuvre originale avec des artistes inspirateurs, sans être pour autant trop démonstrative. Ainsi, j’ai découvert par exemple la beauté des « Femmes cueillant des fleurs » de Frantisek Kupka (1910-1911), si proches du « Nu descendant l’escalier » dans leur tentative réussie de capter le mouvement dans l’espace clos de la toile.

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Ainsi voyons-nous également Marcel Duchamp confronté dans ses oeuvres à Arnold Böcklin, dont il dit lui-même « J’ai trouvé chez Böcklin cette réaction contre la peinture physique – que j’appelle rétinienne – contre laquelle je souhaitais déjà lutter ».

Deux amoureux devant un buisson

Arnold Böcklin Deux amoureux devant un buisson

Deux nus

Marcel Duchamp Deux nus

D’autres mises en perspective du même type nous montrent l’interrelation du peintre avec Odilon Redon, Vassily Kandinsky, le mouvement des Fauves (et en particulier André Derain – que j’aime énormément, au passage).

Et c’est là toute la manne que nous récoltons au passage, ces liens recréés pour nous entre toutes ces tendances artistiques, qu’elles prennent la forme de dessins, films ou peintures, comme pour nous signifier qu’il est important pour toute oeuvre ou tout artiste d’être inscrit dans un contexte, même (et surtout) s’il s’en détache tel une comète au ciel de l’Art universel. C’est une exposition qui nous rend plus intelligents au sens premier du terme (3).

Un seul regret, qu’elle ne contextualise pas mieux Marcel Duchamp plus largement. Très peu de choses sont dites sur sa vie, sur son rôle de théoricien, même si nous le percevons au travers du parcours, ou sur les « ready made », tentative ultime de déconstruction de l’art.

C’est une exposition qu’il faut voir absolument.

FB

(1) Je ne résiste pas à vous en livrer quelques-uns :
« A jet continu / Nage et continue »
« Le mout [sic] de veau / Un mot de vous ».
(2) Rien à voir avec le célèbre mot « L’ai-je bien descendu ? », lancé par l’actrice Cécile Sorel, en 1933 au bas de l’escalier du Casino de Paris – dans la série cultivons-nous-avec-rue2provence ! 😉
(3) De « intelligere », verbe latin signifiant « comprendre », par étymologie de « inter » : entre et « legere » : lire.