Voilà un cinéaste discret, qui nous donne à voir de temps en temps des films qui marquent leur époque et s’imposent immédiatement comme des classiques de longue date (« L’année de tous les dangers » en 1982 ou « Master and commander » en 2003, pour n’en citer que deux, sa filmographie est courte, une quinzaine d’opus sur plus de quarante ans de carrière).
Je voudrais parler ici d’un film que j’avais trouvé tout à fait passionnant à sa sortie « The Truman show ».
Soit Truman (1), homme jeune qui habite une petite ville américaine typique, jolies maisons, voisins qui se connaissent tous et se saluent avec grande courtoisie. Marié à une jolie femme blonde, infirmière, toujours le sourire aux lèvres. Travaillant pour une compagnie d’assurances dans ce centre ville typique du rêve américain, pelouses bien taillées, personnes nettes, bien vêtues et accortes, le tout en couleurs acidulées sous un ciel toujours bleu. Nous sommes sûrement dans un paradis made in U.S.A., tout du moins dans la représentation que s’en font les gens de ce pays.
Car nous allons apprendre assez rapidement que nous nous trouvons dans une représentation, à savoir le décor grandeur nature d’un sitcom dont le fil conducteur est de montrer au jour le jour, de manière ininterrompue, la vie de Truman, héros malgré lui. Entouré de comédiens depuis sa naissance, le personnage principal de la série télévisée vit une existence qui lui semble bien à lui, peuplée de femme, amis, maison et travail et pourtant cerné de caméras qui retransmettent cette vie fictive auprès de millions d’inconnus.
Bien sûr, cette superproduction sans fin chronologique, de par sa longueur, ne peut échapper à certains incidents malgré la vigilance et la réactivité de l’équipe technique (caméra qui s’écrase dans le décor, irruption des conversations de mise en scène dans le programme radio, disparition d’une actrice qui ne jouait pas le jeu…) et Truman se met à douter, puis à comprendre et à recoller les morceaux. Malgré tous les conditionnements qu’il a subi, il commence à rêver de partir ailleurs, menaçant les millions investis dans l’entreprise et l’ego du metteur en scène. Arrivera t-il à ses fins, en dépit de tous les obstacles mis sur son chemin (qui sont d’une très grande créativité, jusqu’à faire revenir le personnage de son père, censé être mort depuis des années !) ? Je vous laisse le découvrir.
Ce film, beaucoup plus profond qu’il n’y paraît, avait fait grand bruit à l’époque, porté par l’excellent Jim Carrey dans le rôle titre (un acteur que je trouve absolument fantastique, décalé par rapport aux autres, dans la lignée de Buster Keaton et autres humoristes de l’ancien temps). L’ayant revu récemment, je voudrais ici parler des différentes dimensions qui le traversent à mon avis comme autant de lignes de force.
Il y a tout d’abord, et comme une évidence, une critique des séries télévisées. Nous sommes, à l’époque de sortie du film, dans la période chronologique de leur explosion exponentielle, adossée à une recrudescence des émissions de télé-réalité où de « vrais gens » viennent parler de leur intimité aux public. A la croisée de ces deux concepts, qui installent une perméabilité inédite entre spectateurs et fiction, l’oeuvre plante un nouveau jalon, celui d’un film sur une personne réelle, plongée dans un monde de fiction, dont on peut suivre la vie presque sans interruption. Le cinéaste installe par touches un certain nombre de scènes très signifiantes à ce propos, lorsqu’il nous montre les différents types de spectateurs, seuls ou en collectif, qui suivent ces aventures, et leurs réactions. De toutes classes, âges, sexes et milieux, uniquement rassemblés par le désir de goûter à cette vie par procuration, en oubliant sûrement la leur au passage. A noter que ces personnages, dans leur diversité supposée, ne sont également que des archétypes sociétaux (les deux gardiens de parking, les deux femmes âgées sur leur canapé dans leur intérieur romantique, les clients d’un bar), faisant écho aux stéréotypes de la série. Comme si le cinéaste voulait nous signifier davantage que nous sommes là dans une fiction à plusieurs étages, pour installer une critique plus acerbe de notre société qui se nourrit de rêve formaté et en devient elle-même simpliste. Pour enfoncer encore le clou, il faut faire intervenir la personne du metteur en scène de la série, son bébé, prêt à tout pour que l’audimat soit au plus haut, inventer des rebondissements, faire « mourir » ou « revenir à la vie » certains protagonistes, pour rester maître de son oeuvre et fidéliser les sponsors : dans cette relation affective entre les milliers (millions ?) de personnes qui regardent Truman et Truman lui-même, fait irruption une dimension commerciale et financière qui dit ici à peine son nom, mais introduit un biais visible dans cette inter-relation.
C’est ainsi également une allégorie de Dieu et du Monde. Cet univers de carton-pâte, circonscrit à un espace vivable, habité d’êtres qui tendent à la perfection, est dominé par la figure toute-puissante du metteur en scène, désigné par son seul prénom, Christof (excellent Ed Harris) tel une divinité qui peut tout. Même déclencher des orages et des tempêtes. Comme si s’inventait ici, sous nos yeux, un monde parfait sous l’égide d’un Dieu des médias, maître des éléments et de sa créature – nous ne sommes pas loin non plus du mythe de Frankenstein, y compris dans la relation entre les deux. Un monde où le hasard ne doit pas exister et dans lequel toutes les ressources de la technique se déploient pour éviter l’imprévisible. Tout doit être pensé a priori pour qu’aucun aléas ne vienne gripper le cours de cette histoire de vie. Une caméra tombe sur le sol ? L’émission radiophonique prend immédiatement le relais en mettant en garde contre une pluie de météorites. Une actrice s’éprend du héros et cherche à lui ouvrir les yeux ? Son rôle est effacé pour la suite. Nous sommes face à une allégorie sur la domination de la science sur la vie, qui tend à donner à l’Homme l’illusion qu’il domine l’univers en prenant la place de Dieu ; d’un Démiurge qui irait plus loin que tout ce qui a été imaginé, jusqu’à contrôler la vie des personnes dans leurs événements quotidiens. Et cette métaphore ira jusqu’à l’illustration de l’épisode de la Genèse où Adam et Eve sont chassés du Paradis, quand Truman se retrouve face au choix de quitter son monde parfait où d’y rester.
C’est aussi un film de mises en abyme successives. De par ses allers-retours entre les différentes réalités/vérités de Truman, de son entourage de comédiens, du cinéaste et des spectateurs, il instaure de vertigineuses correspondances qui relient ces différents mondes. Bien que, grâce à l’art du cinéaste, nous sachions toujours où nous sommes, les autres dimensions restent toujours ouvertes, proches. Et cela crée en nous une sensation qui s’apparente au vertige. Nous sommes proche d’une mise en scène de l’allégorie de la Caverne de Platon, où plusieurs mondes possibles s’offrent à nous. Ainsi, Truman, pareil à ces prisonniers dans la caverne, qui ne voient d’eux que leurs ombres reproduites sur les murs par la lumière artificielle qui les éclaire, doit-il s’affronter au choix d’aller vers la vraie lumière, quitte à ne plus pouvoir faire marche arrière. Ainsi les comédiens, qui ne font que jouer un rôle, le jouent aux côtés de Truman parfois depuis si longtemps que cela peut représenter une vie ; à l’instar de Christof, qui, bien que l’oeuil rivé sur la popularité de son oeuvre et prêt à mettre son héros en difficulté dans ce but, entretient avec lui une relation presque de père à fils.
C’est enfin un film cruel sur la manipulation. Truman est la première victime de ce système, au centre d’une vie faussée depuis l’origine avec l’objectif – dérisoire – de distraire (2) le public. C’est une vie sacrifiée que nous voyons là, d’un être au centre d’une expérience de conditionnement qui le dépasse. Prisonnier d’un monde qu’il n’a pas choisi, il est instrumentalisé aux divers retournements du scénario, qui prime tout. Mais c’est également un film sur le choix et le libre-arbitre. Quand Truman comprend ce qui lui arrive, il redevient maître de sa vie et de ce qu’il veut en faire, comme le seul personnage vivant de l’ensemble, qu’il a toujours été.
Bien plus anxiogène et ontologique que ce qu’il en laisse paraître, ce film est à voir.
Absolument.
FB
(1) Cela ne vous fait-il pas penser à « true man », homme vrai ? La suite de l’article vous éclairera sur ce point.
(2) Au sens pascalien du terme : détourner quelqu’un de sa vie habituelle.