Cinéma – Ken LOACH : Sorry we miss you (2019)

sorry we miss you

Ken Loach, cinéaste anglais âgé de 83 ans, n’a cessé d’arpenter son pays, le Royaume-Uni (avec quelques excursions ailleurs, certes, mais toujours sur le même registre) pour en dénoncer les injustices sociales. Il produit des oeuvres dures et souvent désespérées (il est d’ailleurs intéressant de le comparer à son compatriote du même âge, Mike Leigh, qui met en scène les mêmes sujets mais avec toujours une lueur d’espoir reposant sur les relations humaines, comme si elles pouvaient transcender toutes les crises).

Ici, il met en scène une famille, Ricky et Abby Turner, quadragénaires, et leurs deux enfants, Sebastian et Liza Jane, qui vivent à Newcastle. Abby est aide à domicile auprès de personnes âgées et Ricky a enchaîné les boulots manuels, principalement dans le B.T.P. Au début du film s’ouvre devant lui une nouvelle opportunité, lui qui veut être son propre patron, celle de travailler sous franchise pour une entreprise de livraison. Pour pouvoir faire l’achat nécessaire d’un camion, il convainc son épouse de vendre sa voiture, puisqu’ils n’ont pas d’autre capital. Va commencer alors une spirale infernale pour lui et sa femme… Il doit faire des horaires indécents, du petit matin à tard le soir, n’ayant pas même le temps d’aller aux toilettes. Et elle se retrouve à sillonner la ville de 7 h 30 à 21 h pour aller voir ses « patients ». Tout cela dans une grande précarité, puisque, étant tous les deux « à leur compte » (auto-entrepreneur, franchisé, les modalités inventées par le Capitalisme moderne sont multiples et très ingénieuses), tout manquement se traduit pour eux par des sanctions financières. Le prix à payer va être lourd, tous les deux enchaînés à leur travail inhumain se trouvant incapables d’assumer une vie de famille, la chaleur de cette famille soudée va peu à peu se déliter.

Le Royaume-Uni est souvent cité en exemple pour son dynamisme économique, qui s’accompagne d’un taux de chômage très bas (3,9%). C’est le revers de la médaille que veut montrer ici le cinéaste. Sans m’attarder ici sur les chômeurs eux-mêmes, au bord de la misère avec 310 £ par mois (environ 350 €), je voudrais souligner que cet apparent plein emploi cache bien des situations précaires. Le nombre d’auto-entrepreneurs était de 4,5 millions en 2017 (+18% par rapport à 2010) et les contrats « zéro heure », c’est à dire ne garantissant aucun minimum d’heures de travail, ont été multiplié par cinq entre 2010 et 2017 (presque un million de personnes). Ce qui fait 17% de la population active, soit presque une personne sur cinq.

C’est cela que veut illustrer ce récit, comment, par le jeu du déterminisme social, des personnes engagées et qui veulent travailler, parce qu’elles n’ont pas eu l’opportunité d’aller dans de bonnes universités (jusqu’à 9000 £ par an), vont se retrouver malgré toute leur volonté, dans la pauvreté. Et ce qu’il nous montre ici c’est comment le pas entre pauvreté et misère peut être vite franchi. Je m’explique, pour moi la pauvreté est certes un état peu désirable, mais elle peut s’accompagner d’une solidarité familiale voire sociale qui permet aux personnes de vivre correctement. La misère, c’est tout autre chose, c’est la pauvreté augmentée d’un délitement des relations qui ramène les gens à une situation insupportable.

Le titre porte à cet égard une double signification d’après moi : si c’est l’intitulé du mot laissé par les livreurs auprès des clients lorsqu’ils ne sont pas à leur domicile, sens premier, cela peut également se lire comme une déclaration d’impuissance de cette société qui laisse sur le bord toute une partie de sa population.

Ken Loach est un cinéaste de la simplicité, sans afféterie, il est très direct dans ce récit et va au coeur des situations. Tout cela avec une grande finesse. Il sait nous faire passer tout l’univers de ces quatre personnages, leur affection réciproque, leur désenchantement progressif. Toute la douceur d’Abby, qui s’occupe de sa famille et de ses « patients », tout l’engagement de Ricky pour sa famille, toute la vigilance des deux enfants risquent de ne pas suffire.

Les acteurs sont excellents comme d’habitude.

C’est un film nécessaire, beau et coupant comme une lame dans notre univers pour le moment assez protégé.

FB