Cinémas – Yorgos LANTHIMOS : La favorite (2018)

la favorite

Voilà un film hors norme, vraiment. Du réalisateur grec qui avait fait sensation à Cannes, je n’avais pas vu la « Mise à mort du cerf sacré », a priori trop violent pour moi. Et si j’ai fait l’impasse à ce moment-là, c’est pour mieux retrouver le réalisateur dans cet opus décalé qui vient remettre en cause notre représentation du film en costumes.

Nous sommes ici en Angleterre, au XVIIIe siècle, sous le règne de la Reine Anne, femme seule et d’âge moyen, qui laisse les autres gouverner à sa place, notamment Lady Sarah Malborough, avec laquelle elle entretient des relations très proches. Survient une jeune femme, Abigaïl, apparentée à Lady Sarah, qui va former avec les deux autres femmes une relation triangulaire, autour de la séduction et de la rivalité, dans le but de prendre le pouvoir auprès de la Reine. Cette histoire est véridique, basée sur la vie de la Reine Anne (1702-1714), dernière représentante de la dynastie des Stuart sur le trône d’Angleterre.

Anne, Sarah et Abigaïl, ce sont respectivement Olivia Colman, Rachel Weisz et Emma Stone, remarquables toutes, avec une mention spéciale à la première, étonnante. Il me semble important de parler d’abord des actrices, car en dépit d’un certain nombre de rôles masculins, tous secondaires, ce sont les femmes qui tiennent l’intrigue. Elles éclipsent les hommes, qui ont presque disparu du paysage : la Reine est seule, Sarah porte la culotte dans son couple et pour Abigaïl, les hommes ne sont qu’un moyen pour arriver à ses fins. Le sexe n’est ici qu’au service de la domination, jamais du plaisir ; il est d’ailleurs le plus souvent homosexuel, comme si la gent masculine se trouvait ici émasculée. Elle est d’ailleurs renvoyée à des plaisirs compensatoires comme des courses de canard en chambre et d’autres divertissements plus ridicules les uns que les autres.

Histoire de pouvoir féminin, d’ascensions et de chutes aussi rapides les unes que les autres et très versatiles puisque uniquement fondées sur la relation à la Reine, le récit nous dit bien des choses sur la condition féminine de l’époque. Les protagonistes sont des survivantes de traumas, la perte de 17 enfants, le fait d’avoir été « vendue » à l’adolescence à un homme âgé pour une partie de cartes… Fruit de leur résilience, la dureté de ces femmes les conduit dans cette âpre lutte sans morale vers la domination.

Le réalisateur construit autour de cette relation à trois un univers baroque, à la fois jubilatoire et inquiétant. La politique se fait à coup de caprices, la guerre avec la France, qui est ici la  grande décision à prendre, a la même importance qu’une fête ou que de découvrir le goût de l’ananas ; tout est sur le même plan, avenir du pays et divertissement. La Reine, inculte dans le domaine, se fait manipuler par ses proches et gouverne selon ses versatiles sentiments. Etrange caricature, grinçante et attristante.

Et pour accompagner ce propos, la mise en scène joue aussi le décalage. A de longs corridors noirs et dorés succèdent d’immenses pièces richement ornées et aux teintes assourdies ; tout cela filmé en grand angle (pour agrandir l’espace) ou en objectif « fish eye » (pour le resserrer), et dans des lumières peu flatteuses, ce qui contribue à l’étrangeté de ce que nous voyons. Les costumes obéissent à un graphisme particulier, tout de noir et de blanc, comme pour rappeler que nous sommes dans une histoire trouble où le bien et le mal se mélangent (il y a d’ailleurs de subtils rappels de motifs entre les vêtements, par exemple entre le collier porté par Abigaïl et le parement de la robe de Sarah, dans la même scène). Cela crée un univers à part, qui n’est pas sans rappeler, d’après moi, quelqu’un comme Tim Burton ; on retrouve ici, d’ailleurs, cet humour bien particulier propre à ce dernier metteur en scène.

D’une vraie élégance, original et abouti, c’est un film réussi qui ne laisse pas indifférent.

A voir

FB