
Les retrouvailles de la soeur et du frère
Me voilà à nouveau plongée dans le théâtre grec, qui m’avait donné à voir il y a quelques semaines une pitoyable représentation de l’Orestie d’Eschyle à la Bibliothèque nationale de France (voir article sur ce blog). Ici, j’espérais avoir assuré mes arrières, Comédie Française plus Ivo Van Hove à la mise en scène, ce duo magique qui avait produit « Les damnés » en 2017.
Sans vouloir paraphraser l’article que j’ai écrit sur ma précédente (mauvaise) expérience, – que vous trouverez très facilement sur mon blog, lecteurs intelligents que vous êtes ! – je dirai que ces pièces de théâtre ont une fonction exutoire dans la société grecque, elles veulent montrer, à des fins d’éducation, la lutte des hommes et des Dieux, si bien incarnée par les convulsions de la famille des Atrides, comme ici.
Nous sommes, au début de la pièce, face à Electre, la plus jeune fille de Clytemnestre et d’Agamemnon, roi de Mycènes, qui vient d’être assassiné par son épouse et l’amant de celle-ci, Eghiste. A cette occasion, Electre a été proscrite et vit en bordure de la ville comme une miséreuse, en ignorant où se trouve son frère et en nourrissant un désir de vengeance impérieux par rapport au couple illégitime. Son frère réapparaît et s’enchaînent alors les récits de morts et de violence que nous connaissons : ils tueront Eghiste et Clytemnestre, ce qui vaudra à Oreste de devenir la proie des Erinyes, les déesses de la vengeance et à tous les deux d’être rejetés comme matricides.
Jouets des Dieux, qui leur forgent un destin auquel ils ne peuvent échapper, ils sont tous deux confrontés à un choix impossible, celui d’être conduits inéluctablement à tuer leur mère pour venger leur père, tout en sachant que ce crime monstrueux fera d’eux des proscrits de la race humaine. Cette horrible et inhumaine décision, ils l’affrontent avec courage et lucidité sans se dérober, dans une histoire faite ici de bruit et de fureur.
De ce texte très concret (beaucoup moins lyrique que les pièces d’Eschyle sur le même sujet, par exemple), le metteur en scène fait une lutte permanente, détachant chaque phrase pour qu’elle claque à l’oreille du spectateur ; les comédiens portent des micros, ce qui permet d’amplifier leur ton de voix (et également d’avoir une liberté de mouvement très fluide) et disent leurs lignes comme autant de batailles ou d’effondrements . Si la tragédie était bien sûr présente dans la pièce, elle prend ici d’autant plus de relief, disant la fureur des Dieux et la folie des Hommes. La tension reste présente de bout en bout, aucun répit pour ces personnages pris dans une tourmente implacable qui les dépasse.
Pour souligner cette violence crue, des effets de décor plus que bienvenus. Tout va se dérouler près d’une masure, celle où Electre a été exilée par sa mère et Eghiste. Lieu entouré de boue, cette dernière jouant plusieurs rôles différents. Elle est tout d’abord le symbole de la pauvreté et du rejet, Electre elle-même en est couverte, bien loin de la belle princesse qu’elle pourrait être ; nous ne sommes pas loin de la fange, cette boue qui souille l’âme et le corps. C’est ensuite un seuil scénique que le metteur en scène installe entre les puissants (Eghiste, Clytemnestre, Hélène, Hermione sa fille et Ménélas son mari) et les deux proscrits ; les premiers sont obligés de se salir lorsqu’ils condescendent à rendre visite à Electre et Oreste. Et c’est enfin la terre nourricière, celle qui protègera Oreste, qui s’y enfouit après le meurtre de sa mère (magnifique scène).
Autre belle idée, celle d’accompagner les mouvements et humeurs des personnages par un jeu de batteries et autres percussions, qui savent se faire sauvages ou feutrées selon les moments de l’intrigue. Ces sons accompagneront de belles chorégraphies en forme de bacchanales, débridées et syncopées, orchestrées par le chorégraphe Wim Vandekeybus, qui disent elles-aussi la catharsis au fondement de ces oeuvres.
Ajoutons à cela tout le talent du Français. Suliane Brahim en Electre dit tout au long de l’histoire son inflexibilité et (parfois) sa fragilité avec beaucoup de justesse. Christophe Montenez, Oreste, est faible et fort à la fois, soumis à l’implacabilité des desseins de sa soeur. Elsa Lepoivre, en quelques scènes, campe une mère inhumaine avec comme des relents de repentir a posteriori ; impériale. Et dans les rôles périphériques, nous retrouverons Denis Polalydès, Didier Sandre et Loïc Corbery ; les mêmes que dans « Les damnés », cette autre histoire d’Atrides modernes (notons qu’Elsa Lepoivre se retrouve encore en figure de mère de Christophe Montenez et Didier Sandre en grand-père. Hasard de la distribution ? Je ne pense pas).
Spectacle exigeant et très réussi. Bravo M. Van Hove, je vais vous suivre attentivement.
FB