Littérature – Paul Auster : 4321 (2018)

Paul Auster

Paul Auster, romancier américain né en 1947, a rejoint la planète littérature de manière remarquée (et remarquable) en 1985 avec la parution du premier opus de la « Trilogie new-yorkaise », récits sur l’effacement de soi et la perte de repères que n’aurait pas renié un Julio Cortazar.

C’est un écrivain qui cherche à renouveler notre vision du monde en en explorant les marges pour nous emmener voir les choses secrètes qu’elles recèlent ; il interroge ce qui l’entoure, faisant surgir d’autres significations sur ce qui nous arrive, laissant jouer le hasard pour voir jusqu’où il peut nous emmener. Cela donne des récits étranges et riches d’énormément de possibles, de ceux où le lecteur peut s’extasier d’une coïncidence apparemment fortuite et pourtant si savamment préparée.

Dans son oeuvre il est également question d’effacement, de disparition, à l’instar de  celles de Quinn (« Cité de verre », in « Trilogie new-yorkaise », 1987) qui accepte de troquer son identité pour celle d’un autre ou de Fanshawe (« La chambre dérobée », in « Trilogie new-yorkaise »), qui disparaît dès le début de l’opus tout en en restant le centre. Et ces crises d’identité peuvent être violentes, telle celle de Nashe dans « La musique du hasard » (1991). Par certains aspects, cela m’a fait penser à l’oeuvre de Samuel Beckett, dont je viens de lire l’excellent « Molloy » (1951), histoire à la fois d’une poursuite et d’une auto-déliquescence, avec sûrement un côté plus sage et policé dans les écrits de Paul Auster. Mais je suppute qu’il a lu son aîné irlandais…

Cet art, que l’auteur peaufine de livre en livre, a d’abord été appliqué à des personnages externes – ce qui n’exclue pas, bien sûr, une projection intime dans le récit qu’il trame de page en page – et depuis quelques années, comme si la circonférence s’était rapprochée du centre de gravité, les écrits se sont faits plus intimes et personnels. Même si dès 1982, avec « L’invention de la solitude » (quel beau titre !), l’auteur évoque la mort de son père et sa survivance à lui, Paul Auster finit par injecter de plus en plus de lui-même dans son oeuvre. Les récents et magnifiques « Chronique d’hiver » (2013) et « Excursions dans la zone intérieure » (2014) ont sa vie pour épicentre. Et ils en deviennent bouleversants (personnellement je n’ai pas pu lire le premier, qui convoquait en moi trop d’émotion).

Dans cette dernière parution, au style fluide que nous lui connaissons et qui prend son ampleur au long des presque mille pages qu’elle compte, l’auteur parvient à une quintessence des tendances présentées plus haut. C’est un récit de fiction, traversé par bien des notations personnelles, une biographie diffractée en quatre parties (les « 4,3,2,1 » du titre). Au centre, Ferguson, issu d’émigrés de Minsk, arrivés aux Etats-Unis au commencement du XXe siècle, dont nous allons suivre les péripéties au long de quatre vies possibles. A l’instar de ce que George Pérec a mis en place avec son livre « La vie mode d’emploi » (1978), où il construisait le destin de ses personnages à l’aide de formules mathématiques, l’auteur bâtit ici des embranchements qui conduisent les quatre Ferguson vers des avenirs différents. Différents et complémentaires, car les variations sont infimes et adjacentes ; et c’est là tout son art, car tous ces « Ferguson » putatifs finissent par donner une image d’un personnage complet, comme s’il s’agissait d’autant de parcours initiatiques en résonance les uns avec les autres, qui finissent par mettre à jour un héros humain dans toute sa complexité. Ainsi, par exemple, quoi qu’il arrive à ses parents au long des quatre variations, ce sont autant de situations émotionnelles parcourues, qui se sédimentent les unes sur les autres. Les diverses situations amoureuses auxquelles sont confrontés les quatre avatars ont le même aboutissement, créer un homme déjà mur de nombre d’expériences.

Traversent le récit des éléments intangibles, l’amour du cinéma classique et de la littérature et l’envie d’écrire. Car tous ces récits convergent dans notre imaginaire vers une seule figure, celle de Paul Auster, cet écrivain énigmatique et talentueux, à l’imagination sans bornes, qu’il est capable de dompter en un récit pluriel et cohérent.

J’ai adoré et je ne peux que recommander.

FB