Littérature – Branimir ŠCEPANOVIC : La bouche pleine de terre (1974)

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Branimir Scepanovic

Voilà un récit court en forme de coup de poing, qui vous saisit pour ne plus vous lâcher jusqu’à la fin.

Un homme (il n’a pas de nom), atteint d’une maladie incurable qui ne lui laisse que quelques mois à vivre, en chemin vers chez lui dans le Monténégro, descend du train pour se perdre dans la campagne, avec comme but de se pendre à un arbre. Il croise le chemin de trois campeurs, a priori paisibles, et de peur qu’ils ne tentent de le détourner de son projet, s’enfuit devant eux. Ils se lancent à sa poursuite, d’abord surpris, puis irrités de ne pas le rattraper, jusqu’à ce que ce sentiment se mue en haine. Commence alors une véritable chasse à l’homme, les trois hommes étant bientôt rejoints par une foule…

L’histoire alterne le récit de ces hommes et celui de l’homme malade – il est intéressant de noter que le livre s’ouvre sur la voix des premiers alors que celui qui parle à la première personne, le héros, ne surgit qu’après, comme si son histoire venait s’inscrire dans la leur et pas le contraire, décalage qui nous décentre subtilement.

Elle nous parle de sentiments et de faits ontologiques, la vie, la mort et le poids que nous pouvons leur donner, la sympathie et surtout la haine, qui finit par envahir chaque protagoniste, sans qu’il sache vraiment pourquoi. Ces sentiments sont ici ramenés à leur essence première de pulsion, objets sans cause précise et irrépressibles à la fois. Personne ne réfléchit ici, nous sommes dans un affrontement de bêtes sauvages, l’instinct l’emporte sur la rationalité ; il n’est d’ailleurs pas étonnant que le terrain de bataille soit une forêt puis de vastes prairies, cela nous renvoie à la traque d’un animal par des chasseurs. L’homme malade lui-même, venu à la rencontre de sa mort dans la nature, y cherchera sa vie, en mangeant des herbes qu’il pense susceptibles de le sauver, s’empiffrant à la manière de l’animal dont il finit par endosser l’identité.

Au fur et à mesure des pages de ce petit opus (à peine 75 pages), nous verrons se dérouler toutes les nuances des sentiments par lesquels passent les protagonistes, comment par exemple le héros, après avoir voulu la mort, aspire peu à peu à la vie, comme si cette poursuite lui donnait un but nouveau. Et comment la foule de plus en plus nombreuse qui le suit devient chaque fois plus haineuse au fur et à mesure qu’il leur échappe. C’est vraiment d’une grande finesse à la fois stylistique et dans la conduite du récit.

Il est question ici d’une promesse non tenue, celle de se tuer, et de ce que cela entraîne comme réprobation dans la communauté ; cet aspect sera encore plus flagrant dans le deuxième récit « La mort de monsieur Golouja », si vous lisez l’opus paru dans les Editions Tusitala, qui compile les deux récits. Où il est question d’un homme qui gagne son prestige dans un village sur le fait qu’il est venu là pour se suicider (c’est aussi un très beau texte). Il y a donc comme un souffle empli de valeurs qui passe sur ces histoires.

Et en même temps, l’auteur nous offre un récit vraiment noir, empli de désespérance, où les hommes/femmes ne s’accompliraient que dans la mort ou la haine. Peu d’embellie ici, les humains se piègent les uns les autres jusqu’à un acte final irréparable. Ce sont des contes universels, car l’économie de fioritures autour du noeud central d’intrigue les rend intemporels. La foule, anonyme et compacte, fait vraiment peur, j’ai pensé aux mouvements de foule déchaînés que plus rien ne vient tempérer ; ont traversé mon esprit les émeutes de la faim en 1789 en France ou le drame du stade du Heysel en 1985, par exemple. Toutes ces actions collectives irrationnelles où l’individu n’a plus sa place pour penser.

L’auteur est né en 1937 en Serbie, il ramène sûrement ici son vécu d’enfant pendant cette inhumaine Deuxième Guerre Mondiale, suivie par la prise du pouvoir par Tito en 1945 qui gèle le pays sous un autoritarisme sans concession. Nous pouvons comprendre sa propension au désespoir collectif.

Nous sentons également ici des résurgences de littératures d’Europe de l’Est de l’époque, l’ombre de Franz Kafka, notamment, plane sur ce livre, dans sa concision qui nous ramène à l’essence de l’Humain et dans l’absurdité de ce qui nous est montré ici.

Un excellent livre.

FB