
La Marquise et le Chevalier dans le fond, Dorante au chevet de la Comtesse, accompagné de Frontin

Arlequin et la Marquise
Pierre Carlain de Chamblain de Marivaux (1688-1763) (1) ne se présente plus. Au travers de ses pièces, il arpente la carte du tendre, mais aussi de la cruauté des sentiments amoureux. Il a d’ailleurs laissé à la postérité le « marivaudage« , qui a pris une signification, pour moi édulcorée, de badinage, sans intégrer la dimension sous-jacente de violence faite à l’autre dans le rapport sentimental.
La présente pièce est représentative de son genre. Soit un homme (Dorante, Jérôme Pouly) amoureux d’une femme (la Comtesse, Claire de la Rüe du Can) qui lui préfère un autre homme (le Chevalier, Laurent Laffite), ce dernier délaissant la Marquise (Julie Sicard) pour sa nouvelle conquête. Dorante et la Marquise vont feindre de s’aimer pour éprouver leurs deux partenaires dans leurs nouveaux amours, avec l’objectif de les reconquérir. Se greffe sur cette intrigue principale les amours des soubrettes et valets, Arlequin (Loïc Corbery), valet de Dorante, amoureux de Lisette (Jennifer Decker), soubrette de la Comtesse et convoitée par Frontin (Eric Genovèse), valet du Chevalier.
C’est une des premières conventions que nous retrouvons dans toute l’oeuvre de Marivaux, ce rapport très particulier entre maîtres et valets/soubrettes. Confidents privilégiés, qui se permettent à certains moments de dire des vérités à leurs maîtres, telles des personnes de même rang qu’eux, pour être la seconde d’après ravalés à leur rang, jouet des alliances et caprices de leurs « employeurs », qui ont la haute main sur leurs alliances, calquées sur les leurs. Ainsi, s’il prend l’envie à la Comtesse de convoler avec le Chevalier, Arlequin n’épousera pas Lisette, qui fera son sort avec Frontin, quels que soient ses sentiments… Ce sont des alter-ego, inférieurs certes, mais qui accompagnent les mouvements d’âme de leurs maîtres à la manière d’ombres chinoises qui pourraient prendre la parole d’une manière intempestive, à l’instar de conseillers de conscience. Ils participent à l’intrigue au même rang que leurs maîtres.
Une autre égalité se fait jour ici, plus palpable que dans les autres pièces, je trouve, celle des genres. Nous, qui sommes habitués au libertinage conduit par les hommes, trouvons ici une inversion, puisque c’est la Comtesse qui prend la main et nous donne des leçons d’infidélité que nous aurions volontiers mises dans la bouche d’un homme. Elle sème la pagaille dans un quatuor apparié (elle et Dorante, la Marquise et le Chevalier) et le trouble dans les couples en devenir des valets et servantes au motif de ne pas se satisfaire de celui qu’elle a conquis, Dorante.
C’est une pièce pleine d’esprit, qui se fait peu à peu plus noire avant de renaître à la lumière en un dénouement attendu. Chassés croisés subtils autour du sentiment amoureux, tensions et cruautés qui montent peu à peu au travers de cette belle langue spirituelle.
Aussi, pourquoi la Comédie Française, d’habitude si inventive et juste, va t-elle se fourvoyer dans cette mise en scène sans intérêt. Décors minimalistes et presque laids et surtout jeu des acteurs à contresens, de mon point de vue. Rajouter des jeux de scène au trait forcé, dans le comique comme dans le tragique (nous sommes parfois au bord de l’hystérie) ne sert pas la pièce. Nous ne sommes pas dans Tchekhov, le texte n’a pas besoin d’être surligné ainsi ; étonnamment, il y perd beaucoup de sa force. Et quel intérêt ce standard de jazz « You go to my head », chanté par les acteurs/actrices (la troupe a beau être polyvalente dans le chant et le mime, elle a des limites, il est dommage de la mettre en difficulté pour une affèterie de mise en scène qui n’apporte rien ici).
Au milieu de ce presque ratage, nous avons plaisir à retrouver de jeunes actrices du Français qui ont bien grandi et commencent à donner la pleine mesure de leur talent, Jennifer Decker et Claire de la Rüe du Can, toutes de fraîcheur, auxquelles ont dû s’identifier les nombreuses adolescentes présentes dans la salle ce jour-là.
Dommage…
FB
(1) Ainsi vous connaîtrez son nom entier et vous comprendrez pourquoi il est surnommé « Marivaux » 🙂