Curieux objet que ce film, un documentaire réalisé deux ans après la mort de Martin Luther King (1929-1968), monté par deux cinéastes prestigieux, à partir d’images d’archives et ponctué de prestations d’acteurs célèbres interprétant des morceaux de ses discours (nous reconnaîtrons par exemple Paul Newman, Harry Belafonte, un de ses meilleurs amis, Burt Lancaster, Ben Gazzara, Joanne Woodward ou encore Anthony Quinn), comme autant d’hommages de ces stars qui s’effacent derrière la puissance des propos.
Dans un format long (trois heures), le film nous fait explorer treize années de la vie de Martin Luther King, de 1955 à sa mort en 1968, au travers de plusieurs événements marquants autour desquels s’attardent les réalisateurs [note d’ambiance, j’écoute Mahalia Jackson (1911-1972), chanteuse de gospel, qui apparaît dans le film, pendant que j’écris ces lignes].
1955 : naissance d’un leader
En décembre 1955, Rosa Parks, une femme noire, est arrêtée, à Montgomery, Alabama, où Martin Luther King officie comme pasteur depuis 1953, pour avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans le bus. Il va alors prendre la tête d’une action pacifique, le boycott des bus par la population noire, qui va durer plus d’une année ; les Noirs de la ville vont organiser un service de co-voiturage et se déplacer le plus souvent à pied. Jusqu’à ce que fin décembre 1956, la Cour Suprême déclare la ségrégation illégale dans les bus et les lieux publics en général. Au passage, ce mouvement non violent n’aura pas eu son écho dans la partie adverse, le domicile de Martin Luther King et plusieurs églises ayant été vandalisés.
1963 : Birmingham (Alabama)
Une petite ville du Sud des Etats-Unis où la ségrégation est totale. L’action non violente s’organise autour de sit-in dans des endroits réservés aux Blancs, de marches et autres manifestations, se terminant par une marche réunissant étudiants et enfants. La répression est sévère, il faut voir les images de canons à eau utilisés contre les personnes qui défilent, par exemple, sans compter les autres violences, dynamitage de lieux de culte et d’habitat des Noirs et injures de toute sorte. Martin Luther King a lui-même été emprisonné brièvement pendant cet épisode, il écrira un magnifique texte « Lettre de la prison de Birmingham » (1)
Cet épisode, dont les images ont été relayées dans le monde entier, ont contribué à la promotion par le Président Lyndon Johnson du Civil Rights Act en 1964, qui déclare illégale la discrimination reposant sur la race, le sexe, la religion ou l’origine nationale.

Photo de Bill Hudson
1963 : La marche sur Washington pour les droits et la liberté
C’est sûrement l’épisode le plus connu de la lutte mené par Martin Luther King, notamment parce qu’il prononce à Washington le célèbre discours « I have a dream », remis en popularité par le Président Barack Obama. Cette marche entraîne près de 250 000 personnes qui se réunissent au Lincoln Memorial, militant toujours pour l’égalité des droits entre les deux populations, intégrant notamment un revenu minimum pour les Noirs.
Nous sentons ici une inflexion, la lutte prend de l’ampleur, Blancs et Noirs défilent ensemble, des personnalités se montrent dans la parade, nous ne sommes plus dans le même contexte qu’à Montgomery.
1965 : les marches de Selma (Alabama)
Le mouvement est lancé par Amelia Boynton Robinson et son mari en faveur du vote des Noirs. La première marche censée rallier Selma à Montgomery se passe mal, les manifestants pacifiques étant repoussés à coup de gaz lacrymogène et de matraques ; plusieurs dizaines de blessés en bilan, dont Amelia Boynton. Martin Luther King rejoint le mouvement pour les marches suivantes ; notons que, parmi les pasteurs blancs unitariens s’étant joint au cortège, James Reed décèdera de ses blessures après la deuxième marche. La troisième atteint Montgomery, distante de presque 100 kilomètres, 25 000 personnes sont réunies dans la ville. Quelques mois après, Lyndon Johnson signe le Voting Rights Act, accordant le droit de vote à la population noire.

Amelia Boyton Robinson
1966-1968 Chicago
Martin Luther King décide d’étendre la lutte vers le nord et s’installe dans les bidonvilles de Chicago. Là il se heurte à une pauvreté de la population noire insoupçonnée (même de nous ; nous aurions pu penser, avec un spectre historique, que c’était pire dans le sud) et à une violence blanche radicale. Il faut voir, ici, ces hordes de Blancs, presque exclusivement des hommes et majoritairement jeunes brandir des pancartes haineuses (comparant les Noirs aux singes), éructant des insultes et balançant pierres et bouteilles sur les cortèges organisés par le leader. Tant de brutalité bête et inculte fait peur…
A partir de ce moment, nous sentons Martin Luther King prendre conscience qu’il peut mourir d’un moment à l’autre ; ce qui finira par lui arriver à Memphis en 1968, pendant qu’il soutient une grève des éboueurs majoritairement noirs de la ville…
Au-delà de cette route historique passionnante que nous fait emprunter le documentaire, très complet, nous voyons le portrait d’un homme, dont nous comprenons parfaitement qu’il ait pu obtenir le Prix Nobel de la Paix. Nous l’avons, pour la plupart d’entre nous, associé de manière binaire au seul discours « I have a dream » revitalisé récemment par un Président des Etats-Unis (pas le présent, l’autre, je parle d’un vrai Président 😉 ), mais il est bien plus que cela.
C’est bien sûr un homme de convictions, mais nous en connaissons beaucoup ; les siennes oeuvrent pour le bien, ce qui est déjà une vraie différence. Dans une atmosphère parfois de quasi-guerre (les scènes à Washington sont à ce point assez effrayantes), attisées dans l’autre bord par des leaders noirs qui appellent à la vengeance, il détonne dans son entêtement à opposer la non violence à la violence, comme faisant sien le commandement du Christ qui demande de tendre la joue gauche quand on vous frappe sur la droite. L’obstination de ces foules qu’il galvanise pour défiler pacifiquement sera payante, déstabilisant l’ancestral racisme anti-Noirs en obtenant de nouveaux droits civiques et sociaux. Une de ses victoires, que l’on voit ici, et non des moindres d’après moi est d’enrôler peu à peu des Blancs dans ses marches ; les longues colonnes qui défilent se métissent petit à petit et nous sentons poindre un renversement social tout à fait remarquable.
Je ne sais si la notion de « martyre » existe dans la religion protestante, mais si c’est le cas, il en est un vrai exemple, lui qui dédie sa vie au bien et à la justice. A partir du moment où il se confronte aux meutes hurlantes de Washington, il semble prendre conscience qu’il peut laisser sa vie dans son combat. Et cela ne l’arrête pas, comme s’il portait cette croix supplémentaire comme un fatum. Lors de ses funérailles, sa veuve demandera que soit diffusé l’enregistrement d’un discours qu’il avait écrit en prévision de cette mort inéluctable ; moment d’une grande émotion où nous sentons que cet homme savait ce qui allait forcément lui arriver.
Terminons par le plus marquant, la force oratoire de Martin Luther King, nourrie de religion, en forme de sermons pleins de force et de simplicité. Dans une rhétorique charismatique, qui privilégie des figures telles que la répétition (« I have a dream…« ), il martèle ses convictions d’homme de bien, faisant naître chez ses interlocuteurs une ferveur parfois proche de la transe.
Ce documentaire, précieux pour notre société, nous rappelle que le combat d’un homme courageux peut faire se dresser des foules entières, sans violence, et gagner des batailles considérées comme perdues d’avance. A notre époque, où l’engagement politique s’effrite, dans une société qui semble ne plus vraiment croire en quelque chose, c’est un rappel vital sur la puissance de l’homme.
J’ai adoré.
FB
(1) Chers confrères pasteurs,
Incarcéré à la prison municipale de Birmingham, je suis tombé sur votre récente déclaration qui tient nos activités actuelles pour « malavisées et inopportunes ». Il n’arrive jamais ou il arrive rarement que je prenne le temps de répondre à ceux qui contestent mon œuvre ou mes idées. Si je cherchais à répondre à toutes les critiques qui traversent mon bureau, mes secrétaires ne feraient rien d’autre du matin au soir et il ne me resterait plus assez de temps pour travailler de façon constructive. Mais je pense que vous êtes véritablement des hommes de bonne volonté et que vos critiques sont exprimées avec sincérité, aussi aimerais-je répondre à votre déclaration en des termes qui , je l’espère, seront empreints de mesure et de raison.
Toute injustice, où qu’elle se produise, est une menace pour la justice partout ailleurs. Nous sommes pris dans un réseau de relations mutuelles auquel nous ne pouvons échapper ; notre destinée commune est un vêtement sans couture. Ce qui affecte directement l’un de nous nous affecte tous indirectement. Nous ne pourrons plus jamais nous permettre de vivre sur la notion étriquée et provinciale d’ « agitateurs venus de l’extérieur ». Quiconque vit aux États-Unis ne peut jamais être considéré comme « venu de l’extérieur », où que ce soit dans son pays.
Vous déplorez les manifestations qui se déroulent actuellement à Birmingham. Mais je regrette que votre déclaration n’exprime pas une préoccupation similaire quant aux circonstances qui ont entraîné les manifestations. Je suis sûr que chacun de vous aura à cœur d’aller d’une analyse sociale superficielle qui ne concerne que les effets et n’appréhende pas les causes sous-jacentes. Je n’hésite pas à trouver malheureux que ces manifestations, ou ce que l’on appelle ainsi, aient lieu à Birmingham en ce moment, mais je voudrais insister bien davantage sur le fait, plus malheureux encore, que les instances du pouvoir blanc, dans cette ville, n’ont pas laissé d’autre recours à la communauté noire.
Toute campagne non violente comporte quatre étapes : 1) la collecte des faits qui prouvent ou non l’existence de l’injustice ; 2) la négociation ; 3) l’auto-purification ; 4) l’action directe. Nous avons franchi ces quatre étapes à Birmingham. On ne gagnera rien à prétendre que la ville n’est pas en proie à l’injustice raciale.
Birmingham est probablement la ville des États-Unis où la ségrégation est la plus rigoureuse. Le hideux bilan de ses brutalités policières est connu aux quatre coins de notre pays. Le traitement injuste que ses tribunaux réservent aux Noirs est de notoriété publique. Il y a eu plus d’attentats impunis contre les foyers et les églises des Noirs à Birmingham que dans n’importe quelle autre ville américaine. Ce sont des faits matériels, brutaux, incroyables. Dans cette situation, les dirigeants noirs ont cherché à négocier avec les pères de la cité. Mais les dirigeants politiques ont constamment refusé d’entamer des négociations de bonne foi.
Peut-être demanderez-vous : « Pourquoi l’action directe ? Pourquoi ces occupations, ces cortèges et autres manifestations ? Ne vaut-il pas mieux négocier ? » Vous avez raison d’en appeler à la négociation. En vérité, elle est l’objectif même de l’action directe dont le but est de créer un tel état de crise, de susciter une telle tension que la société, après avoir obstinément refusé de négocier, se trouve contrainte d’envisager cette solution. L’action a pour objet de porter la question sur une scène où il sera impossible de prétendre l’ignorer. Je viens de mentionner la création d’une tension comme une partie de la mission d’un résistant non violent. Cela peut paraître choquant. Mais je dois avouer que je ne crains pas le mot « tension ». Par mon travail et mes prédications je me suis montré sincèrement hostile aux tensions violentes, mais il est une sorte de tension constructive et non violente, indispensable si l’on veut faire évoluer une situation. Selon Socrate, il convient de créer une tension dans l’esprit des individus afin qu’ils se libèrent des chaînes imposées par les mythes et les demi-vérités, et s’élèvent jusqu’au libre domaine où règnent l’analyse créatrice et l’appréciation objective ; de même, il nous faut considérer le besoin d’un stimulant non violent qui crée dans la société la tension nécessaire pour que les hommes s’élèvent au-dessus des profondes ténèbres du préjugé et du racisme, vers les majestueuses altitudes de la compréhension et de la fraternité.
Le propos de notre programme d’action directe est de créer une situation de crise si grave qu’elle débouchera inévitablement sur une négociation. Nous vous rejoignons donc, dans votre appel à la négociation. Depuis trop longtemps notre Sud bien-aimé se trouve enfermé dans sa tragique tentative de vivre en monologuant au lieu de dialoguer.
Mes amis, je dois vous dire que nous n’avons pas obtenu le moindre gain dans le domaine des droits civiques sans exercer une pression résolue, légale et non violente. L’Histoire est la longue et tragique illustration du fait que les groupes privilégiés cèdent rarement leurs privilèges sans y être contraints. Il arrive que les individus soient touchés par la lumière de la morale et renoncent volontairement à leurs attitudes injustes, mais comme nous l’a rappelé Reinhold Niebuhr, les groupes n’ont pas autant de moralité que les individus.
Nous avons douloureusement appris que la liberté n’est jamais accordée de bon gré par l’oppresseur ; elle doit être exigée par l’opprimé. Franchement, je ne me suis jamais engagé dans un mouvement d’action directe à un moment jugé, d’après le calendrier de ceux qui n’ont pas indûment subi les maux de la ségrégation. Depuis des années, j’entends ce mot : « Attendez ! ». Il résonne à mon oreille, comme à celle de chaque Noir, avec une perçante familiarité. Il nous faut constater avec l’un de nos éminents juristes que « justice trop tardive est déni de justice ». Nous avons attendu pendant plus de trois cent quarante ans les droits constitutionnels dont nous a dotés notre Créateur. Les nations d’Asie et d’Afrique progressent vers l’indépendance politique à la vitesse d’un avion à réaction, et nous nous traînons encore à l’allure d’une voiture à cheval vers le droit de prendre une tasse de café au comptoir. Ceux qui n’ont jamais senti le dard brûlant de la ségrégation raciale ont beau jeu de dire : « Attendez ! » Mais quand vous avez vu des populaces vicieuses lyncher à volonté vos pères et mères, noyer à plaisir vos frères et sœurs ; quand vous avez vu des policiers pleins de haine maudire, frapper, brutaliser et même tuer vos frères et sœurs noirs en toute impunité ; quand vous voyez la grande majorité de vos vingt millions de frères noirs étouffer dans la prison fétide de la pauvreté, au sein d’une société opulente ; quand vous sentez votre langue se nouer et votre voix vous manquer pour tenter d’expliquer à votre petite fille de six ans pourquoi elle ne peut aller au parc d’attractions qui vient de faire l’objet d’une publicité à la télévision ; quand vous voyez les larmes affluer dans ses petits yeux parce qu’un tel parc est fermé aux enfants de couleur ; quand vous voyez les nuages déprimants d’un sentiment d’infériorité se former dans son petit ciel mental ; quand vous la voyez commencer à oblitérer sa petite personnalité en sécrétant inconsciemment une amertume à l’égard des Blancs ; quand vous devez inventer une explication pour votre petit garçon de cinq ans qui vous demande dans son langage pathétique et torturant : « Papa, pourquoi les Blancs sont si méchants avec ceux de couleur ? » ; quand, au cours de vos voyages, vous devez dormir nuit après nuit sur le siège inconfortable de votre voiture parce que aucun motel ne vous acceptera ; quand vous êtes humilié jour après jour par des pancartes narquoises : « Blancs », « Noirs » ; quand votre prénom est « négro » et votre nom « mon garçon » (quel que soit votre âge) ou « John » ; quand votre mère et votre femme ne sont jamais appelées respectueusement « madame » ; quand vous êtes harcelé le jour et hanté la nuit par le fait que vous êtes un nègre, marchant toujours sur la pointe des pieds sans savoir ce qui va vous arriver l’instant d’après, accablé de peur à l’intérieur et de ressentiment à l’extérieur ; quand vous combattez sans cesse le sentiment dévastateur de n’être personne ; alors vous comprenez pourquoi nous trouvons si difficile d’attendre. Il vient un temps où la coupe est pleine et où les hommes ne supportent plus de se trouver plongés dans les abîmes du désespoir. J’espère, Messieurs, que vous pourrez comprendre notre légitime et inévitable impatience.
Les opprimés ne peuvent demeurer dans l’oppression à jamais. Le moment vient toujours où ils proclament leur besoin de liberté. Et c’est ce qui se produit actuellement pour le noir américain. Quelque chose, au-dedans de lui-même, lui a rappelé que cette liberté, il pouvait la conquérir. Il y a chez le Noir beaucoup de ressentiments accumulés et de frustrations latentes ; il a bien besoin de leur donner libre cours. Qu’il manifeste donc ; qu’il aille en pèlerinage prier devant l’hôtel de ville ; qu’il se mue en « Voyageur de la Liberté » et qu’il comprenne pourquoi il doit le faire. S’il ne défoule pas, par des voies non violentes, ses émotions réprimées, celles-ci s’exprimeront par la violence ; ce n’est pas une menace mais un fait historique. Je n’ai pas demandé à mon peuple : « Oublie tes sujets de mécontentement. » J’ai tenté de lui dire, tout au contraire, que son mécontentement était sain, normal, et qu’il pouvait être canalisé vers l’expression créatrice d’une action directe non violente. Cette attitude est dénoncée aujourd’hui comme extrémiste. Je dois admettre que j’ai tout d’abord été déçu de la voir ainsi qualifiée.
Jésus Christ était un extrémiste de l’amour, de la vérité et du bien, et s’était ainsi élevé au-dessus de son entourage. Aussi, après tout, peut-être le Sud, notre pays et le monde ont-ils grandement besoin d’extrémistes créateurs.
Je n’ai jamais écrit une aussi longue lettre (un vrai livre !). Je crains qu’elle ne soit bien trop longue, car votre temps est précieux. Je peux vous assurer qu’elle eût été beaucoup plus courte si je l’avais écrite devant un bureau confortable, mais quand on est seul pendant des jours dans la terne monotonie d’une étroite cellule, que faire sinon écrire de longues lettres, nourrir d’étrangers pensées, faire de longue prières ?
J’espère que cette lettre vous trouvera fermes dans votre foi. Espérons que tous les sombres nuages du préjugé racial seront vite chassés et que le lourd brouillard de l’incompréhension se dissipera sur nos communautés possédés par la peur, de sorte qu’un lendemain pas trop lointain les lumineuses étoiles de l’amour et de la fraternité brilleront au-dessus de notre grande nation, dans toute leur scintillante beauté.