Littérature – François BEGAUDEAU : En guerre (2018)

F begaudeau

François Bégaudeau est un auteur français né en 1971, dont le grand public (et moi-même) a fait connaissance en 2008, au travers du film « Entre les murs » de Laurent Cantet, adapté d’un de ses livres et dans lequel il tenait le rôle principal après en avoir co-écrit le scénario. J’en avais gardé un souvenir de réalisme social à la limite du documentaire.

Toujours grâce à mes formidables libraires, j’ai emporté avec moi il y a quelques jours son dernier opus, alors que je n’aurais jamais pensé lire ce livre. Bien m’en a pris.

C’est un livre inclassable dans les catégories que j’avais explorées jusqu’alors ; enfin, pas tout à fait, j’ai lu des choses qui ressemblaient à « en guerre », mais vraiment pas à la hauteur et dont j’ai du mal à me souvenir (tant mieux pour moi et aussi pour les auteurs, car j’aurai pu les chroniquer ici 🙂 ).

Je vous en livre ici le début, pour que vous preniez la mesure de cette écriture et du ton donné par l’écrivain.

« Plus juste serait de dire que Romain Praisse et Louisa Makhloufi n’habitent pas la même ville.
A son arrivée en 2011, le premier nommé a trouvé à se loger quartier Saint-Paul, que la signalétique marron parimoniale du vieux centre appelle quartier des Tisserands. Cependant qu’après trois ans dans un F2 de la Citadelle, cité bordée par la rocade nord, la seconde s’est encore excentrée vers une zone pavillonnaire dont Romain connaît seulement la bibliothèque qu’il a oeuvré à impliquer dans le projet Puériculture inconnu de Louisa.
Sur une carte de la ville, les traits noirs et rouges figurant leurs déplacements réguliers respectifs ne fusionnent qu’au niveau du tronçon supérieur de la rue de la Résistance, bornée en amont par le magasin H & M, en aval par une agence de la Société Générale.  A supposer que leurs emplois du temps dépareillés permettent qu’ils y progressent au même moment, il est douteux que leurs regards se croisent, celui de Romain orienté droit devant, celui de Louisa rivé au continuum des vitrines, l’allure de l’un plutôt soutenue, la  configuration piétonnière imprimant aux pas de l’autre une lenteur équivalente à celle qu’un conditionnement moins insidieux lui fait adopter dans les rayons des supermarchés périurbains.[…] En sorte que si l’une des 87 caméras de surveillance installées en 2004 par les techniciens d’un prestataire privé de la mairie les voit se croiser, s’aviser, s’entreprendre, ce ne sera qu’au prix d’un dérèglement des trajectoires lié à une conjonction hasardeuse de faits nécessaires. »

Une tendance de certains écrits français contemporains consiste, pour faire « moderne », pour s’ancrer dans une réalité sociale, à émailler les pages de notations sociologiques actuelles, égrenant comme ici « H & M », la « Société Générale », un « F2 », le « Projet Puériculture ». Ces mots incisifs et très contextualisants ne suffisent pas à faire littérature, ils masquent souvent une pauvreté stylistique (voire de fond). Ici, rien de pareil. Les citations sont au coeur du sujet, elles servent à rendre le monde du livre plus réel à nos yeux, à lui donner une épaisseur ; elles ne sont pas là pour faire « joli », en surface, mais s’accordent au fond intrinsèque du roman. Car le sujet ici est une peinture sociale de notre époque, en France ; comme une tranche de sociologie profonde et réfléchie, qui dirait l’état de notre pays en 2018. Pour peu que l’on ait réussi à préserver l’écrit jusque-là, ce livre serait un trésor, une source riche et fiable pour un sociologue des années 3000…

Dans une maîtrise confondante de ses sujets, François Bégaudeau virevolte d’un thème à un autre, nous livrant, par exemple, un portrait particulièrement réussi et assassin d’une DRH nouvelle vague (c’est mon métier, j’ai reconnu bien des choses, chapeau bas pour la qualité de la documentation, que je pense être de même profondeur pour les autres items abordés), le récit des périples complexes et heurtés de jeunes en bordure du marché du plein emploi, la description d’un collectif en grève contre la délocalisation d’une usine, ainsi que les tours de passe-passe des fusions-acquisitions autour dudit outil de production, et le portrait de « bo-bos » de banlieue, autour de leurs réunions périodiques chez le caviste/bar bio du coin. Chacun en prend pour son grade, mais avec indulgence, nous sentons l’auteur bienveillant avec les silhouettes plus ou moins étoffées qu’il nous présente, et qu’il arrive à saisir, notons-le, en quelques traits de crayon, tel ces peintres et leurs esquisses pleines de vie.

Pas de misérabilisme ici, la vie bouillonne dans chaque page ; pas de misérabilisme social non plus. Bien sûr, le projet est social, il s’agit de décrire une ville de la banlieue parisienne, ce qui ancre d’avance le livre dans une frange composée au mieux de classes moyennes. Loin sont les millionnaires dans leurs jets et leurs piscines, mais ce n’est pas le sujet.

« En guerre », le titre, peut paraître ici mystérieux et multiforme. Il renvoie de manière globale, d’après moi, à cette société dure et cloisonnée, qui exige de la part de chacun des efforts de (sur)vie, dans un univers qui nous échappe et dont nous ne comprenons plus les tenants et aboutissants ; à cela, nous répond l’auteur, loin du déterminisme social d’Emile Zola, nous pouvons au moins faire des tentatives pour nous rapprocher des autres. Je fais le pari (osé) que Louisa et Romain sortiront plus forts de cette aventure.

C’est un livre coup de coeur, tant sur le fond que sur la forme.

FB