Ivo Van Hove, né en 1958, est un metteur en scène de théâtre belge (et non Néerlandais, comme j’ai pu le dire dans un précédent article, sorry), dont j’ai croisé récemment la route au travers de sa spectaculaire performance « Les damnés », monté à la Comédie Française il y a deux ans (voir billet sur ce blog).
Il m’avait laissé l’impression d’un artiste qui sait s’emparer de l’espace pour le dissoudre, dedans/dehors, huis-clos/échappées, il va ici se révéler grand maître du temps et de sa distorsion, ainsi que metteur en scène engagé et bravant les règles habituelles du théâtre.
Grâce à mon ami Grégoire (merci, merci, merci !), j’ai été entraînée dans une profusion scénique, une orgie théâtrale, comme un moment hors du temps (bienvenu dans cette période de grande chaleur où nous avons du mal à nous mouvoir à l’extérieur).
Ce que nous allions voir, ce n’était rien moins que les trois pièces de William Shakespeare traitant de la Rome antique, soit « Coriolan » (1607), « Jules César » (1599) et « Antoine et Cléopâtre » (1606), réunies sous l’appellation « Tragédies romaines ». Presque six heures de théâtre, une course de fond à travers cette oeuvre exigeante… Je dois dire que j’ai eu quelque crainte, mais en fille courageuse, je n’ai rien dit 🙂 .
Et j’ai bien fait !
Installés dans ce bel espace (un peu chaud, mais c’est de saison), nous avons assisté à quelque chose d’inédit, dans le sens où cela bousculait tous les repères d’un spectateur lambda…
L’ambition du metteur en scène est ici clairement politique. Les trois pièces choisies nous montrent les soubresauts de la construction/destruction d’une des plus vieilles démocraties au monde. Cela commence avec Coriolan, ce général vainqueur des Volsques vers 500 av J. C., qui finit, par orgueil, à s’allier avec ses anciens ennemis contre Rome et à y laisser la vie. Nous assistons ensuite à un épisode particulièrement important dans la vie de la République romaine, la tentative d’accession de Jules César au trône (ou à l’empire ?) et son assassinat. Et enfin, nous verrons la fin du deuxième Triumvirat, unissant Marc-Antoine, Lépide et Octave, ce dernier accédant au grade suprême d’empereur sous le nom d’Auguste, après avoir vaincu les deux autres, au travers d’une pièce apparemment centrée sur l’idylle de Marc-Antoine et de Cléopâtre, reine d’Egypte (1). L’enchaînement de ces oeuvres fait comme une géographie d’une évolution politique, jalonnée de prises de position de grands hommes, qui les conduisent au martyre, au nom de l’honneur et de la gloire. Ce sont de grands sentiments qui s’expriment ici, passion, orgueil, courage, et les trahisons sont également portés par ces émotions amples.
Le metteur en scène va faire intervenir ici son ingéniosité et sa créativité, en inscrivant ces pièces et leur charge émotionnelle et exemplaire dans un univers proche de nous.
C’est en effet un vrai défi que de capter l’attention des spectateurs d’aujourd’hui autour de textes anciens, un peu arides et certainement hiératiques, avec leurs valeurs qui nous paraissent aujourd’hui absolues et désuètes et qui créent ainsi une distance à notre monde. Ivo Van Hove va donc convoquer toutes les ressources technologiques susceptibles de faire apprivoiser les oeuvres par le public, sans pour autant verser dans la démagogie et la perte de sens. Car la mise en scène n’est là que pour souligner les pièces et les rendre intelligibles au public, elle n’est pas centrée sur elle.
Au départ, nous voyons une scène très large, faite d’estrades de différentes hauteurs, nanties de canapés, qui créent autant d’espaces dans ce grand plateau ; avec sur les abords de la scène, des loges improvisées où la troupe se prépare.
Au premier changement de décor, le public est invité à investir la scène, à prendre possession des canapés au milieu des acteurs. Nous sommes conviés à circuler (presque) sans limite, aller prendre un sandwich ou une boisson aux buvettes qui se sont ouvertes de part et d’autre de la scène, utiliser notre téléphone (en mode discret 🙂 ) pour prendre des photos ou envoyer des commentaires à un hashtag dédié. Il n’est plus besoin d’entractes, puisque le public bouge quand il veut. Une caméra traque les acteurs au milieu des spectateurs et de cet espace large, pour les projeter sur un grand écran frontal. Et c’est magique ! Le temps passe tellement vite, à regarder cette troupe impressionnante, le Toneelgroep Amsterdam, digne de la Comédie Française (et vous savez tout le bien que je pense de cette dernière), une quinzaine d’acteurs qui vont réaliser cette performance devant nous, jouant plusieurs rôles au fur et à mesure des pièces.
Comme pour accentuer la relation de ces oeuvres anciennes à notre monde, la vidéo vient en support ; des relations de guerres en cours, traditionnellement portées chez Shakespeare par un messager, ici prenant la forme d’un journal télévisé (quelle excellente idée !), des discours au Sénat romain se transforment en émissions politiques ; des télévisions nous montrent Hillary Clinton, Donald Trump, Emmanuel Macron ou encore des images de combat en Syrie, comme pour faire un écho décalé à ce que nous voyons. Cela renforce encore le delta que nous sentons entre cette politique d’antan ambitieuse et portée par des valeurs de haut niveau et ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Déchéance…
Le metteur en scène accentue également le côté tragique, en soulignant les différentes agonies des protagonistes (comme il l’avait déjà fait dans « Les damnés »), comme pour donner plus de poids à ces messages politiques qu’il veut nous faire partager.
Nous quitterons le spectacle sur une liste de questions dont je vous livre certaines plus bas, véritable sous-titrage de ce que nous venons de voir, interrogations militantes et profondes, qui nous révèlent définitivement l’intention d’Ivo Van Hove.
C’est un excellent spectacle que je ne peux que recommander.
FB
(1) Je ne m’étendrai pas sur ce personnage ici ; sachez pourtant que l’histoire s’est chargée de faire une réputation sulfureuse de courtisane un peu sorcière à cette belle femme, intelligente et politique.