Théâtre – SENEQUE : Phèdre

Phèdre Cabanel

Phèdre – Alexandre CABANEL (1880)

Sénèque (Lucius Annaeus Seneca) est un homme politique, philosophe et écrivain romain, né en 4 Av. J.C. et mort par suicide en 65 Ap. J.C. Entre autres oeuvres, il laisse un certain nombre de tragédies, dont cette Phèdre dont il est question ici. Pour bien comprendre la visée de ces pièces, il convient de se rappeler que le théâtre a, dans l’Antiquité grecque une portée religieuse, certes, mais également « d’éducation » : la tragédie propose aux spectateurs de réfléchir à leur destin et porte intrinsèquement un but moral. Le théâtre romain va calquer le théâtre grec, avec moins d’ampleur certes, mais il en reprend la finalité, et en cela, il n’est pas incompatible de voir un philosophe emprunter le genre pour illustrer sa pensée.

Revenons à l’argument, que vous connaissez sûrement, mais bon… Phèdre est la fille du roi de Crète Minos et de Pasiphaé, soeur d’Ariane et demie soeur par sa mère du Minotaure. Le roi d’Athènes, après avoir vaincu le Minotaure, monstre mi-taureau mi-homme, grâce à Ariane, qui lui a donné une bobine de fil pour sortir du labyrinthe où la bête se terrait, a d’abord courtisé Ariane, pour finalement la délaisser (elle en mourra de chagrin, ce qui nous vaut un magnifique vers de Racine dans sa version de Phèdre, acte I : « Ariane ma soeur, de quel amour blessé vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée »). Thésée épouse alors Phèdre en deuxièmes noces, ayant déjà convolé avec l’Amazone Antiope dont il a eu un fils Hyppolite. La pièce commence ici, quand Thésée est parti à l’aventure avec un compagnon pour séduire la femme de Pluton, Proserpine. Phèdre brûle d’un amour coupable pour son beau-fils, Hyppolite, qui fuit la compagnie des femmes. Lui ayant finalement avoué sa passion et essayé de l’abuser, elle fera croire à Thésée, qui est de retour, que c’est Hyppolite qui a essayé de la séduire. Hyppolite sera tué par ses chevaux emballés après que le roi aie fait lever une tempête et appelé un monstre marin à la rescousse. Phèdre se donne alors la mort elle aussi, après avoir avoué son crime, laissant Thésée seul.

Ayant lu trois versions de la pièce, celle d’Euripide, auteur grec (480-406 Av. J.C.), la présente, inspirée du texte grec, et la plus récente, celle de Jean Racine (XVIIe siècle), je dois dire que nous sommes ici face à la plus sauvage et à la plus dure.

« Le mal est sans espoir, trop fort pour qu’on l’apaise
Ces flammes insensées n’auront jamais de terme.
Une muette ardeur la brûle, et, quoique enfouie,
Son visage trahit sa secrète folie.
Ses yeux lancent du feu, ses paupières lassées
Fuient le jour, rien longtemps ne lui plaît, elle flotte,
Sa douleur inconstante en tous sens meut ses membres,
Parfois son pas s’affaisse, elle semble mourir
Sur son cou fléchissant laisse tomber sa tête,
Ou elle veut dormir, mais, fuie par le sommeil,
Se plaint toute la nuit, demande qu’on la lève,
Puis qu’on la couche encor, qu’on dénoue ses cheveux,
Les repeigne, jamais contente d’elle-même,
Change d’habits, ne mange pas, n’a nul souci
De sa santé, s’en va, déjà privée de force,
D’une marche incertaine, a perdu sa vigueur,
L’éclat de rose pourpre à sa face, ses membres
Sont dévastés par sa passion, ses jambes tremblent,
Son charme délicat a fui ce corps splendide,
Ses yeux qu’illuminaient les flambeaux de Phébus
Ont perdu l’éclat dû à son divin aïeul
Les pleurs baignent sa face et irriguent sans cesse
Ses joues de leur rosée, comme aux pics du Taurus
De tendres pluies tombant forcent la neige à fondre.
Voyez, sa porte s’ouvre au sommet du palais
Elle est sur les coussins, dans son lit d’or, et, folle,
Refuse les habits qu’on lui met d’habitude »
[Nourrice, début de l’acte II]

Langue onirique mais également très concrète et directe, bien différente de ce qu’écrira Jean Racine plus tard… Ici par exemple, les notations physiques peuvent être crues, voir la description par Phèdre elle-même de sa passion, ou le récit de la mort d’Hyppolite, là où Racine se concentre sur le trouble de l’âme, ne citant le corps que comme une conséquence des mouvements psychologiques auxquels sont en proie les protagonistes. Chez Euripide, la pièce, qui décrit également les tourments physiques des héros, est centrée sur Hyppolite, Phèdre n’intervenant que comme personnage « catalyseur » dans les relations entre le père et le fils. Mais surtout, la différence principale entre le Grec et le Romain est la présence des Dieux ; chez Euripide, le récit n’est qu’un affrontement de Dieux, dont les humains sont les objets. Sénèque, dans sa philosophie comme dans ses pièces, rend aux Hommes leur responsabilité. Phèdre est une « mauvaise femme », en prise à une passion coupable (la nourrice, dans une de ses tirades, souligne que même les peuples jugés les plus sauvages, ne pratiquent pas l’inceste), c’est un être de chair et de sang dont aucun Dieu ne vient excuser le comportement ; elle agit, n’est pas le jouet de forces immanentes, et assume les conséquences de ses actes monstrueux, le tourment qui l’affole tout au long de la pièce et puis sa mort. Nous sommes ici dans la droite ligne de la doctrine philosophique de Sénèque, fondateur du Stoïcisme. Il rejette les Dieux tels qu’ils étaient présents dans le Polythéisme romain (hérité des Grecs) ; et pour lui les passions des hommes sont autant de déviances, qu’il faut éviter pour atteindre l’ataraxie (littéralement « absence de trouble », nous appellerions cela de nos jours la « zénitude » 😉 ). Ce qu’il montre ici est un contre-exemple de ce qu’il faut faire. Phèdre se laisse aller à des passions qui la dévore et finissent par la détruire. Ajoutons à cela que la vie du philosophe a été marquée par la proximité à un pouvoir corrompu et effréné, puisqu’il côtoyait les empereurs du temps de Claude et de sa sulfureuse épouse, Agrippine, ainsi que de Néron, son fils, qui le poussera à se suicider. L’influence de ce contexte délétère sur sa vision du monde est à prendre en compte sûrement…

Toute la pièce est donc l’histoire d’une déchéance, condamnée d’avance et par tous (il est  un fait à relever, ici la nourrice, qui est normalement la confidente et l’âme damnée de sa maîtresse, prête à tout pour que celle-ci s’en sorte indemne, c’est le cas chez Euripide et chez Racine, blâme Phèdre depuis le début, l’exhortant à « reprendre ses esprits »).

Récit de fureur humaine, violente et sans appel, la pièce, très ramassée (une quarantaine de pages, 1 h 20 dans la présente représentation), vous prend à la gorge, tant par ce drame en devenir que nous pressentons dès le début, que par la beauté des vers, souvent tellement proches de nous ! (Presque plus accessibles que ceux de Jean Racine pour nos contemporains, je pense ; et j’adore Racine, notez-le).

Ce que j’ai vu ce soir-là au Studio Théâtre, représenté par la troupe de la Comédie Française, m’a laissé comme un goût d’inachevé ; je me suis presque ennuyée à certains moments. Manque de puissance et de rythme, me suis-je dit. Si Jennifer Decker (Phèdre) parvient à nous faire ressentir le trouble qui la saisit, et si Thierry Hancisse est impeccable en Thésée, les autres protagonistes, par contre, ne parviennent pas à nous emmener le long de cette voie faite de chaos et de feu que devrait être la pièce.

Dommage… Mais je vous encourage à lire les pièces, celle-ci et les autres, vraiment.

FB