En ce magnifique dimanche d’avril/juillet, où la chaleur faisait comme un écrin à la (relative) vacuité de la ville due aux vacances, quel plaisir de s’acheminer vers ce bon vieux Musée du Louvre, déserté par les autochtones et encore peu envahi par les touristes (qui n’ont pas compris que nous étions déjà en avril/juillet 🙂 ).
Surtout que cette intelligente institution nous appâtait avec une imposante exposition sur Eugène Delacroix, peintre si vu et revu par fragments que nous n’arrivons plus à nous en faire une image d’ensemble claire (en tout cas cela vaut pour moi).
L’exposition nous rappelle dès le départ un contexte intéressant à avoir en tête. L’artiste, fils d’un grand notable (ambassadeur et préfet), perd ses deux parents prématurément, son père en 1805 et sa mère en 1814, ce dernier décès laissant la famille ruinée et sans rang. De là naîtra l’acharnement de ce jeune homme à réussir dans la peinture ; avec des auspices favorables, puisque les grands ténors de la peinture, Jacques-Louis David (exilé en 1815) et Théodore Géricault (mort en 1824) ont laissé la place.
Je n’ai pas ici l’intention d’illustrer pas à pas une biographie de ce peintre ; sachez simplement qu’il n’a voyagé qu’en Europe (mais pas en Italie), à l’exception d’un voyage de six mois au Maghreb en 1832, ce qui l’influencera fortement en accentuant sa veine orientaliste. Et également qu’il va chercher ses amis hors du cercle des peintres : Alexandre Dumas, George Sand, Alfred Chopin et Adolphe Thiers (homme politique) font partie de ses proches.
Ce que voudrais livrer ici, c’est une impression générale que l’oeuvre me laisse. Ce beau parcours aéré met en lumière plusieurs caractéristiques portées par cet artiste hors du commun.
C’est un peintre dynamique fasciné par le mouvement, qui aime le faire surgir dans ses toiles, même si, dramatique, ce dernier inclue parfois la mort d’humains ou d’animaux. Loin de ralentir le mouvement, ces cadavres ou ces créatures expirantes, exsangues, ne font que mettre en relief la vie immense, urgente, qui habite ces peintures. C’est de la force pure qui prend possession de l’espace pictural, au travers du bras de Médée retenant ses enfants, des pistolets brandis sur les barricades ou des tendons du cheval tétanisés par la peur… Hommes et animaux sont unis ici, par leur caractère instinctif de créatures vivantes, comme si Delacroix voulait rendre aux Humains leur état sauvage des commencements, tout en liberté, ampleur et sensations innées.

Cheval effrayé par l’orage

La liberté guidant le peuple (1831)

Médée furieuse (1838)
Il court dans cette oeuvre une aspiration à la grandeur historique, une envie de faire renaître les mythes anciens ou d’en créer de nouveaux. Empruntant à la mythologie romaine, à la liturgie catholique, aux fait guerriers du Moyen-Age des instants de bravoure, des moments d’histoire, il leur juxtapose des faits d’actualité, illustrant la Guerre d’indépendance de la Grèce (1821-1829) et son terrible épisode du siège de Missolonghi, qui verra notamment la mort du poète anglais Lord Byron ou, plus près de nous les « Trois glorieuses », dites aussi « Révolution de juillet », qui pousse le roi de France Charles X à abandonner le trône après trois jours d’émeute dans la capitale, les 27, 28 et 29 juillet 1830. Cela donnera un tableau célèbre dans le monde entier, « La liberté guidant le peuple ». Grandeur de l’Homme et des civilisations qu’il façonne les unes après les autres, ambition de son imaginaire, qui conte des récits immanents qui le dépassent ; comme un motif rémanent qui traverse l’histoire humaine…

La bataille de Nancy (1831) – qui voit la mort en 1477 de Charles Le Téméraire, duc de Bourgogne

La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi (1824)

Sainte Marie-Madeleine au pied de la croix (1829)
Ce souffle épique s’ancre dans une réalité de l’Humanité empruntée à Rubens, en tout premier lieu. Des corps livrés comme autant de territoires de plaisir ou de peine terrestres, tout en couleur et en texture. Quelle que soit l’épopée qui les enveloppe, ce sont des personnes de chair et de sang qui vivent, jouissent et souffrent (le plus souvent qui souffrent…). A la musculature dessinée de manière presque guerrière des hommes, s’oppose la douceur des courbes féminines, archétypes de représentation ici presque poussés à leur extrême.

Christ à la colonne (1849)

Femmes d’Alger dans leur intérieur (1834)
Virtuosité du trait, sonorité de la couleur, qu’elle soit chaude (le plus souvent) ou froide, c’est un artiste qui maîtrise la technique sur les deux fronts. En témoignent les magnifiques croquis réalisés au Maroc, ou encore les carnets fiévreux, couverts d’esquisses et d’écriture que le peintre nous a laissé.

Arabe assis en tailleur (1832)

Mariée juive à Tanger (1832)
C’est un artiste hors-pair que nous voyons ici, qui nous dit la jonction entre la fin de l’Ancien Régime et le début de l’ère moderne, réinventant à sa façon un monde, qui emprunterait à l’Histoire tout en étant bien conscient de créer de nouvelles mythologies, redéfinissant au passage l’inscription de l’Homme dans ce contexte inédit. Delacroix, peintre visionnaire de la transition…
Et pour terminer en laissant la parole à un autre génie, qui vous dira bien mieux que moi, en quatre vers, tout l’univers de ce peintre :
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber
(Charles Baudelaire, « Les phares »)
FB