Vous connaissez sûrement ce texte, appartenant à la somme rassemblée par les Frères Grimm, Allemands qui au XIXe siècle ont compilé tous ces récits que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « contes de fées » et auxquels appartiennent les tellement célèbres « Le petit chaperon rouge », « Raiponce », « Cendrillon » ou « La belle au bois dormant », entre autres.
Ici, il s’agit d’un tailleur qui, ayant acheté de la confiture pour s’en faire une tartine, se voit assailli par une nuée de mouches ; par un coup de maître, il en tue sept. Très fier, il brode une ceinture où il inscrit en forme de devise « sept d’un coup », ce qui va l’entraîner dans des aventures insoupçonnées, ponctuées de géants, licorne, autres géants, roi et fille de roi, avec maintes épreuves à la clé.
Sur cette trame, assez habituelle du genre (il se trouve que je viens de terminer l’intégrale des contes des Frères Grimm – je me suis régalée… Et cela m’a sûrement aidée à saisir tout le sel de ce livre -), Eric Chevillard va inventer des variations sur plusieurs registres.
L’image qui me vient à l’esprit pour décrire l’intention de l’écrivain pourrait sembler une paraphrase du titre (mais est-ce une coïncidence ?), puisqu’il va aller littéralement « broder » autour de ce motif d’une seule pièce, s’immiscer sous les ourlets, tailler ses bordures et en tirer les fils dans toutes les directions, jusqu’à presque démailler le récit et en même temps l’enrichir, le couvrir d’ornements à l’instar de ce que le héros fait avec sa ceinture.
Tel un démiurge, il se met en surplomb de l’histoire et de ses « auteurs », les Frères Grimm, pour les bousculer et leur rendre hommage en même temps, un peu railleur parfois.
Vous l’aurez compris, d’un conte de quelques pages, assez linéaire dans son expression, il fait une oeuvre très personnelle de plus de 230 pages toutes emplies d’une fantaisie après l’autre, en forme de réflexions qui s’intercalent entre deux pans de récit, le re-questionnent, interpellent les Frères Grimm, quand ce n’est pas l’auteur lui-même qui se remet en question.
Il dilate ainsi le temps et l’espace, comme par exemple quand il tue le conte dans l’oeuf en imaginant que le petit tailleur a rencontré une marchande de grains au lieu de celle qui lui a vendu la fameuse confiture et, le héros ayant pris un petit déjeuner « sain », il n’y aura plus d’histoire de mouches.
Il emprunte aux Frères Grimm la dureté dont ils émaillent leurs ouvrages. Je ferai ici une parenthèse pour souligner que les adaptations de certains contes par Walt Disney ont gommé toute la violence de ces récits initiatiques (lisez, vraiment, l’extraordinaire livre de Bruno Bettelheim « Psychanalyse des contes de fées », 1976, opus fondateur pour moi, pour mieux comprendre l’importance de ces contes pour les enfants) pour en faire de la guimauve rose. Par exemple, dans Cendrillon, à l’origine, les méchantes soeurs se coupent les pieds pour enfiler la chaussure de vair et le châtiment pour elles et leur mère sera d’être condamnées à danser avec des chaussures de métal chauffées au rouge jusqu’à ce que mort s’ensuive.
L’auteur, donc, (je fais un peu comme lui, je sors dans les marges 😉 ) ne recule pas devant la crudité parfois ; je ne sais si c’est son style habituel, c’est le premier livre que je lis de lui… Mais pas le dernier ! Je vous livre un passage (totalement hors sujet) assez révélateur, en forme de jonction entre le gore et le choix des mots et expressions :
Encore adolescent, plutôt grand pour son âge, effacé, rêveur, collectionneur de fèves, d’insectes et de feuilles, surprenant garçon décidément, Jacques Lanternier trancha la gorge de sa soeur jumelle Elvira avec son couteau de poche. Et ce jour-là, confia t-il vingt ans plus tard au cours de son procès, j’ai enfin compris ce que voulait dire l’expression « d’une oreille à l’autre ». Parce que c’était ça.
Il ne fut pas soupçonné et, l’année suivante, Jacques Lanternier poussait dans une mare fangeuse son petit frère Thibaud. Et ce jour-là, confia t-il dix-neuf ans plus tard au cours de son procès, j’ai enfin compris ce que voulait dire l’expression « à corps perdu ». Parce que c’était ça […]
Et cela va continuer par des illustrations de plus en plus morbides d’expressions populaires… Voilà pour donner une idée de la capacité de l’auteur à se faire caméléon pour entrer en résonance avec le style ambiant.
N’oublions quand même pas l’humour, présent à toutes les pages, qui naît souvent de ces décalages successifs entre les différentes dimensions du récit (parfois nous ne savons même plus où nous nous trouvons…).
Livre de tours et de détours, qui parle comme en forme de mises en abyme successives, de l’auteur, du héros, des intermédiaires (les Frères Grimm) et de leurs trajectoires individuelles, il apporte une richesse d’interactions à donner le vertige et tout cela dans une grande maîtrise d’écriture.
Chapeau bas ! (Et j’ai déjà envie de le relire, car je suis passé à côté de beaucoup de détails, je pense…).
FB