J’ai déjà eu l’occasion de parler de cet auteur/artiste qu’est Jean-Philippe Toussaint sur ce blog, à propos de sa trilogie sur Marie, que j’avais adorée. J’ai lu depuis d’autres livres de lui, tentant de me remettre à jour et de compléter l’image de cet écrivain à la fois complexe et limpide, et tellement original.
De retour en Chine, auprès de son agent littéraire Chen Tong, improbable éditeur d’Alain Robbe-Grillet dans son pays, il a pour projet de tourner un film sur la robe de miel conçue par Marie (« Nue », 2013). C’est cette aventure qu’il va nous conter ici, seul Occidental perdu au milieu de Chinois, dont il ne comprend pas la langue. Livré à des traducteurs plus ou moins efficaces, il va nous rendre compte de ce périple en pays étranger à plus d’un titre, dont il explore avec son acuité habituelle le vécu quotidien.
Que dire, à part que c’est un délice ?
Nous retrouvons toute la virtuosité de l’écrivain, parfois imperceptible au départ, car son style peut paraître concret et uniquement descriptif, à rendre par son sens de l’observation, le réel qui prend forme devant nous, émaillé quand même de quelques observations de son cru. Et, c’est la première leçon de l’auteur, décrire minutieusement ce qui nous entoure ne peut être objectif. Par le parti pris d’évoquer plutôt une chose qu’une autre dans ce qu’il voit (car il ne peut épuiser les situations auxquelles il est confrontée par le seul langage), par les mots et expressions qu’il choisit, il fait naître un irrésistible décalage entre l’objectivité et sa réalité. J’avoue avoir ri à l’évocation de situations, qui bardées de détails, finissent par devenir proprement absurdes.
(Incise : je sais bien que je ne suis pas ici à la hauteur pour faire passer les émotions qui m’ont saisies à cette lecture, parfois indescriptibles, c’est le cas de le dire…)
Ensuite nous voyons ici (pour la première fois dans tout ce que j’ai lu) un créateur à l’ouvrage. Car Jean-Philippe Toussaint n’est pas qu’écrivain, c’est un artiste qui se saisit des médias existants pour exprimer son art. Photographie, cinéma et littérature sont pour lui des moyens qu’il superpose pour porter son regard sur le monde (le film dont il est question est issu d’un livre et la dernière phrase de l’opus « C’est le début du film et c’est la fin du livre » est éclairante à ce sujet).
Au gré des pages, l’air de rien, l’écrivain nous livre ses réflexions sur l’art d’écrire (ou de composer une oeuvre) nous donnant ici une magistrale leçon sur la genèse de la conception. Par exemple, sur l’auteur qui essaye de s’abstraire du monde et est rattrapé par lui au travers des bruits de l’univers qui ne s’arrête jamais :
« Il suffit de se mettre à écrire pour se rendre compte que le monde entier est en travaux. Partout, on bâtit, on détruit, on rénove. Je ne sais combien de stridulations de scies circulaires ont résonné entre mes phrases. Quand ce ne sont pas les grandes orgues d’un chantier public, avec pelleteuses et excavatrices, qui font trembler le voisinage, c’est le bourdonnement insidieux d’une perceuse éléctrique chez les voisins qui me déconcentre, c’est le chuchotement diffus d’une conversation au loin, c’est le murmure étouffé d’un poste de radio ou d’un téléviseur qui me parvient à travers la fine paroi qui me sépare de l’appartement mitoyen à Ostende. Quand j’écris, je développe une sensibilité auditive acérée : mon ouïe est aux aguets, à l’instar de mon cerveau à l’affût, et je parviens à identifier des bruits parasites quasiment indécelables à des kilomètres à la ronde, aussi bien l’entêtant grincement continu d’un monte-charge qui hisse un meuble sur la digue d’Ostende que le frémissement d’une débroussailleuse qui se fait entendre dans le maquis à six cents mètres de là dans mon bureau de Barcaggio. Dans la vie courante, on ne remarque généralement pas ces mille bruits parasites du monde, mais, dès qu’on s’installe à une table pour écrire, on les perçoit avec une acuité exacerbée, comme un ingénieur du son, qui, dès le moment où il met son casque sur sa tête, repère aussitôt les moindres altérations du silence sur le plateau. »
Et sur la dimension du temps, il fait un exercice brillant dont je vous livre juste un extrait (teasing 😉 ) :
« Lorsque j’écris « dans les prochains jours », comme je viens de le faire à l’instant, je sous-entends un présent de référence, qui ne peut être en l’occurrence que celui du soir de mon arrivée à Guangzhou pour tourner The Honey Dress (c’est le temps romanesque de « ce soir », ce soir où je me trouve dans la salle à manger du Peach Blossom quelques heures après mon arrivée en Chine), mais j’ai bien conscience qu’il y a d’autres « présent » dans ce livre, et que, selon que je décrive le tournage de Zahir, comme je l’ai fait dans les pages précédentes, ou que j’évoquerai la préparation de The Honey Dress, comme je le ferai dasns la deuxième partie de ce livre, le présent considéré sera tantôt décembre 2012 (pour Zahir) tantôt novembre 2014 (pour The Honey Dress). A cette première incertitude du présent, à la relativité qui lui est inhérente, s’ajoute que le temps de l’action décrite n’est évidemment pas le temps de l’écriture du livre. Il n’y a pas un seul et unique instant de l’écriture, on n’écrit pas un livre d’une seule haleine de la première à la dernière page […] »
Livre de mise en abyme sur la création, empli d’une grande lucidité et acuité sur notre société et l’acte de créer, c’est un livre important et magnifique.
Et je vous livre ci-dessous le fameux film issu de toutes ces cogitations.
FB