Bien avant les fulgurances de la Beat Generation (1), Jean Genêt (1910-1986) mène une vie errante, une existence de mauvais garçon, pourrions-nous dire, ponctuée d’oeuvres littéraires uniques, qui viennent bousculer jusque dans leur fondements les archétypes culturels de l’époque.
Il est vrai que la période est propice aux ruptures ; en peinture, en musique, en littérature, des courants nouveaux naissent à foison, s’inscrivant en discontinuité avec les traditions, suivant en cela les ébranlements successifs des sociétés occidentales, sous les poids conjugués de l’émergence de nouvelles idéologies, de guerres répétées et de la progression de l’industrialisation et de la science.
La particularité de Jean Genêt est d’être en marge de ces mouvements artistiques ; enfant abandonné, placé dans une famille à la campagne, puis fugueur et délinquant dès son plus jeune âge, il connaît les maisons de correction, s’engage dans la Légion étrangère, bref mène une vie à l’écart du monde de l’art et des idées, ayant reçu pour toute éducation celle de l’école communale.
En 1942, alors qu’il est emprisonné à Fresnes, il écrit son premier roman « Notre-Dame des Fleurs », qui sera suivi de quelques autres oeuvres romanesques ; il est surtout connu pour son théâtre, avec notamment la pièce « Les bonnes » (1947), sûrement la plus représentée.
Découvert peu après par le milieu littéraire parisien, encensé par Sartre et Cocteau (et détesté par d’autres) il n’y trouvera pourtant jamais vraiment sa place, trop asocial et trop différent de ses admirateurs. S’abîmant dans les drogues, menant une vie marginale (il se déplace d’hôtel en hôtel, sans domicile fixe), il restera toujours un peu à l’écart. Il mènera des combats politiques nombreux, contre la colonisation, les conditions de détention pénitentiaires (au côtés de Michel Foucault), pour les Palestiniens ; il est au coeur de plusieurs polémiques notamment de par ses positions apparemment antisémites et pro-nazies, amplement analysées et commentées.
Dans le livre dont il est question ici, il nous dépeint la vie d’homosexuels parisiens, évoluant dans un monde trouble autour de deux héros, Notre-Dame des Fleurs, jeune assassin de seize ans et surtout de Divine, âgé de trente ans. C’est toute une théorie de « macs », de « tantes », de couples qui se font et se défont, de coups de foudre et de ruptures, qui prennent vie (et mort) devant nous, traversé par des souvenirs d’enfance de Louis Culafroy, devenu Divine. Un univers homosexuel clos sur lui-même, qui ne se soucie pas du reste du monde (les hétérosexuels) et n’y fait aucune référence ; ici pas de militantisme ni de victimisation, à la différence de ce qui se passe à notre époque, où il me semble que l’homosexualité se construit parfois « contre » ce qu’elle pense être la « norme hétérosexuelle », tout en réclamant l’accès à ce qui en fait les caractéristiques (se marier, avoir des enfants…). Je ne pose ici aucun jugement de valeur, j’essaye de comprendre, de sonder les mystères de cette oeuvre pour voir ce qui en est la quintessence. Nous voyons ici une marginalité assumée, pleine et entière, qui existe en autonomie.
C’est une littérature qui vous secoue, en cela qu’elle n’a rien de commun avec ce que l’on a pu lire jusque-là. Il est certains auteurs qui ont cette étincelle, ce génie de l’originalité entière ; ils sont rares et précieux. Jean Genêt en fait d’après moi partie, aux côtés par exemple de William Faulkner, autre géant littéraire surgi de nulle part. Si je devais préciser les contours de son oeuvre en une phrase, je parlerai de grand écart entre le caniveau et les étoiles. Trivialité crue et beauté onirique s’entremêlent dans l’oeuvre jusqu’à créer quelque chose de tout à fait inédit et magnifique.
Ce qui fait également la profondeur de ce sentiment qui vous étreint à cette lecture est la référence autobiographique qui ne cesse de se glisser dans l’oeuvre. L’auteur cherche à se dire, comme cela transparaît clairement dans l’extrait ci-dessous.
» Comment expliquerons-nous que Divine ait maintenant la trentaine et plus ? Car il faut bien qu’elle ait mon âge, pour que je calme enfin mon besoin de parler de moi, simplement, comme j’ai besoin de me plaindre et d’essayer qu’un lecteur m’aime ! Il s’écoula une période, qui va de vingt à vingt-sept ans, où Divine, tout en paraissant quelquefois, à intervalles réguliers, parmi nous, poursuivit l’existence compliquée, sinueuse, bouclée, d’une fille entretenue. Ce fut la période du luxe grave. Elle fit une croisière en Méditerranée, puis plus loin, parmi les Iles de la Sonde, sur un yacht blanc, elle vogua toujours au-dessus d’elle-même et de son amant, un jeune Américain modestement fier de son or. Quand elle revint, le yacht abordant à Venise, un cinéaste s’éprit d’elle. Ils vécurent quelque mois à travers les immenses salles, bonnes pour des gardes géants, pour des cavaliers juchés sur leurs chevaux, d’un palais délabré [. ..] Tout cela dans un confort tel, qu’il m’est assez de l’évoquer de temps à autre, dans ses détails les plus douillets, pour que les vexations de ma pauvre vie de prisonnier disparaissent, pour que je me console ; console à l’idée que ce luxe existe. Et, s’il m’est refusé, je l’évoque avec une si désespérée ferveur que parfois (plus d’une fois), j’ai bien cru qu’il allait suffire d’un rien – un déplacement léger, imperceptible, du plan sur lequel je vis – pour que ce luxe m’entourât, fût réel, et réellement à moi, qu’il aurait suffi d’un léger effort de ma pensée pour que je découvrisse les formules magiques ouvrant les vannes. »
Oeuvre extraordinaire (au sens littéral du terme), faite d’oscillations entre jouissance débridée et désespoir ontologique, elle restera pour moi un grand moment de lecture. Et je vais continuer à explorer cet univers étrange et beau.
FB
(1) Mouvement littéraire né aux Etats-Unis dans les années 1950, dont les représentants les plus connus sont Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William S. Burroughs, qui se caractérise notamment par une rupture avec les conventions de l’Amérique puritaine (errance, drogues, alcool, homosexualité…).
Barbara… Non. Pas Barbara. Mais merci quand même.
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