Avez-vous déjà lu des romans policiers de Raymond Chandler (1888-1959) ou de Dashiell Hammett (1894-1961), auteurs américains actifs dans les années 1930/1940 ? Ils ont également été largement adaptés au cinéma (citons par exemple les excellents « Faucon maltais » de John Huston en 1941 avec Humphrey Bogart, Mary Astor et Peter Lorre ou « Assurance sur la mort » en 1944 de Billy Wilder, avec Fred Mac Murray et Barbara Stanwick).
C’est cette atmosphère que nous retrouvons ici, bien loin de sa base puisque l’histoire se passe au Caire (limpide, non ? 🙂 ) mais en tout point conforme au schéma original.
Noureddine est commandant de police dans un commissariat du Caire, sous la protection de son oncle, quand survient le meurtre d’une chanteuse dans une chambre d’un hôtel luxueux, le Hilton pour ne pas le citer. Une enquête va démarrer, confiée à Noureddine qui va se rendre compte rapidement que de « gros bonnets », dont notamment un constructeur immobilier ami du fils du Président, sont impliqués dans l’affaire.
Là où dans les films américains, le héros solitaire va droit au but, méprisant la hiérarchie de l’argent ou celle du pouvoir, presque insolent, voire brutal dans son idée toute puissante qu’il détient le droit de justice, nous sommes ici dans tout autre chose. Car la corruption est partout, le cinéaste parvenant à faire plusieurs films en un et nous décrivant minutieusement, à côté du film noir dont il est question, le système mafieux qui gouverne le pays. Et c’est absolument impressionnant. Cela commence dans la chambre où a eu lieu le crime : pour donner le ton, notons que l’un des policiers commande un room service qu’il déguste devant la morte, pendant qu’un autre fouille son sac et se saisit de son argent liquide… Comme par cercles concentriques, nous allons peu à peu comprendre que ces gestes, loin d’être des épiphénomènes, sont le quotidien du pays. La police prend des airs de mafia organisée où tout ce qui compte est l’argent que l’on parvient à extorquer (le « flouze », mot arabe que nous avons rapatrié chez nous). Tout est gangréné par des relations familiales ou amicales qui tournent souvent à la solidarité pas très propre par rapport à des méfaits commis. Les pots de vin sont légions, je citerai seulement celui du policier qui paye un collègue d’un autre commissariat pour avoir le droit d’interroger tranquillement un prévenu dans ses locaux… L’argent modèle la société, devenu en lui-même une raison de trahir tout le monde (voir la scène finale, édifiante).
Un troisième film se fait jour en filigrane, nous contant la montée de la révolte contre le Président Moubarak, dans cet événement que nous avons appelé le « Printemps arabe ». Car nous sommes en janvier 2011, au moment où les manifestations de rue prennent de l’ampleur, violemment réprimées. En contrepoint à toute cette corruption que nous voyons à l’oeuvre, nous ne pouvons que comprendre la révolte. Et c’est comme si le cinéaste, en mettant en parallèle cette histoire policière qui nous dévoile l’ensemble du système et la montée des oppositions, cherchait à nous faire comprendre le pourquoi de l’insurrection. Bien vu et magistralement orchestré.
Si nous en revenons à la trame policière, elle emprunte, comme déjà évoqué, tous les motifs des polars américains déjà cités. Héros dur et taciturne, femmes fatales qui détonnent d’autant plus dans cet environnement, avec leurs sacs Vuitton et leurs talons hauts, atmosphère glauque et nocturne (même quand il fait jour), enquête au cordeau, nécessaires violences dans cet univers dur… Autant de repères connus.
Mais nous ne sommes pas à New-York ou à Los Angeles et le cinéaste nous le fait sentir ; bien loin de faire un portrait idéalisé de sa ville, il nous la montre sale et peu sûre, sans aucune séduction ; nous la découvrons ainsi au long des traversées qu’en fait le héros à bord de sa voiture. Il nous entraîne jusque dans les quartiers misérables où s’entassent des réfugiés soudanais, dans des conditions insalubres mais aussi dans des endroits où fleurissent villas de luxe et golfs privés. Toutes ces virées sur fond de musique arabe renforcent encore l’idée d’une société à deux vitesses non loin de l’implosion.
Enfin, notons la performance de l’acteur principal, Fares Fares, impressionnant.
Un très bon film, qui a obtenu le Grand Prix du Festival de Sundance, ce qui n’est que justice.
FB