Après l’absurde exposition au Grand Palais, sur « Rodin », qui s’inscrivait dans le mouvement de célébration du grand sculpteur Auguste Rodin, pour le centenaire de sa disparition en 1917, je me suis rendue au musée éponyme pour voir une autre exposition, plus petite par le format mais diablement plus intéressante, mettant en regard Anselm Kiefer et le « Maître ».
Anselm Kiefer, artiste allemand né en 1945, que j’ai déjà eu l’occasion de chroniquer ici, est un homme fascinant dans le parcours personnel qu’il mène et que nous pouvons suivre dans ses oeuvres. Très marqué par la Deuxième Guerre Mondiale – il est né l’année de la défaite allemande, d’un père membre du Parti Nazi – il n’a cessé, à l’instar de bien d’autres artistes allemands (Rainer Fassbinder pour n’en citer qu’un, metteur en scène qui promène sa désespérance de film en film) d’explorer cette zone d’ombre historique qui a vu son pays orchestrer la mort de millions de gens. Dans une quête spirituelle qui va le faire cheminer au travers de sources aussi diverses que la mythologie allemande, la mythologie grecque, le corpus religieux Juif (la Kabbale notamment) ou les poésies de Paul Celan (1), il essaye de restituer dans son art une humanité ontologique pleine de symboles, à la fois glorifiée et mortifère. De là naît, d’après moi, une beauté presque absolue, au premier sens du terme. Usant la plupart du temps de matières brutes et d’espaces grand format, il construit des toiles et installations brutes dans leur apparence et très élaborées dans les concepts qu’elles portent. C’est un érudit, qui a arpenté certaines oeuvres fondatrices de nos civilisations occidentales pour les mêler à ses créations et en faire ressortir des aspects inédits de beauté profonde.
Auguste Rodin (1840-1917), sculpteur tourmenté et visionnaire, mène lui aussi une quête presque mystique de la beauté tourmentée, mêlée de douleur, qu’il extraie de la pierre ou autre matériau, accouchant d’oeuvres qui n’ont jamais rien de lisse, silhouettes acrobatiques, tordues sous le poids de la jouissance ou de l’épreuve, tendues vers l’infini.
En 1914, est publié un recueil de cent de ses dessins sur les « Cathédrales de France ». Rodin s’y montre un dessinateur plein de tourmente et de talent.
Nous sentons au travers de ces dessins toute l’inquiétude et toute la spiritualité qui les traverse, comme dans la sculpture à laquelle l’artiste a donné le même nom (« La cathédrale ») et qui montre à la fois un élan mystique et une communion presque parfaite entre ces deux mains tendues vers l’infini en forme de prière.
Cette recherche incessante de la splendeur enfouie, cette lutte avec la matière en un combat d’atelier incessant, pour en faire surgir quelque chose de signifiant, ne pouvait que plaire à Anselm Kiefer, immergé lui aussi dans cette démarche qui va sans cesse du bas (la terre, la matière) vers le haut (élévation spirituelle) pour nourrir et magnifier une de ces dimensions avec l’autre. En 2013, il lui a été proposé par le Musée Rodin de travailler sur la série des « Cathédrales », mais nous comprendrons bien vite ici que l’artiste a dépassé ce cadre strict pour s’emparer de plusieurs pans de l’oeuvre de Rodin.
C’est une petite exposition à laquelle nous sommes conviés, quelques salles, pas plus, mais c’est bien suffisant pour comprendre l’inter-relation entre les deux artistes.
Dans la première salle, des choses attendues pour les connaisseurs d’Anselm Kiefer, de grandes toiles représentant des cathédrales, noyées dans le plomb (récupéré par l’artiste en 1985 de la cathédrale de Cologne), qui se dressent au travers de l’espace, faites de gris et de rouille, comme autant d’architectures démolies que le Sacré aurait déserté, tout en laissant des traces de son passage. Presque ruines mystérieuses et encore debout, elles continuent à s’élancer contre ce ciel de plomb, comme pour clamer la préséance de l’esprit sur la matière qui cherche à l’engloutir.
Nous voyons également dans cette salle des installations de moules cassés ou presque, sur des étagères, rappelant le dynamisme créateur de Rodin, comme pour nous dire comment le cycle naturel naissance/mort embarque la sphère de l’art : le moule initial, oeuvre en soi, doit être abimé ou détruit pour donner vie à la sculpture. Ce sont donc comme des coquilles, des habitacles vides de leurs progénitures que nous contemplons.
Des oeuvres plus « classiques », disons plutôt de ces belles et énigmatiques installations que nous connaissons de l’artiste allemand rythment l’exposition.
Citons-en une par exemple « Sursum corda » (2), où nous voyons un brin d’ADN fait de fer rouillé et un arbre mort, prisonniers d’une cage de verre, essayant de chercher leur survie en lançant leurs longues silhouettes vers le ciel, s’extrayant ainsi d’un sol jonché de ruines faites de figurines de plâtre. Je ne vous ferai pas injure en vous donnant davantage d’explications…
Le plus surprenant reste à venir, une série d’aquarelles de l’artiste allemand, autour de nus féminins, le plus souvent intégrés à l’architecture de ces monuments religieux. En une célébration de Rodin et de sa fascination pour le corps féminin, Anselm Kiefer fait coïncider la sensualité et la spiritualité en de fragiles figures de chair s’affrontant/se mêlant à ces élévations de pierre ; mysticisme et érotisme mêlés, fondus dans de claires couleurs, au long de ces immenses livres massifs dont l’artiste a l’habitude. D’un papier veiné aux allures de marbre surgissent des silhouettes presque imperceptibles de jeunes femmes dans des postures d’abandon. En forme de confrontation à la verticalité froide des édifices, l’artiste oppose la douceur lumineuse de ces cariatides vivantes, lovées dans les rosaces ou piliers vivants, comme pour rappeler que ces pierres sont avant tout hymne de l’Humanité.
Et c’est absolument magnifique.
FB
(1) Poète et traducteur d’origine roumaine (1920-1970), durement marqué par la guerre et auteur de poèmes mystiques de toute beauté.
(2) Partie de la prière eucharistique qui ouvre l’office catholique :
Dominus vobiscum (Que le Seigneur soit avec vous)
Et cum spirituo suo (Et avec votre esprit)
Sursum corda (Elevons nos coeurs)
Habemus ad Dominum (Nous nous tournons vers le Seigneur)
Gratias agamus Dominus Deo nostro (Rendons grâce au Seigneur notre Dieu)
Dignum et justum est (Cela est juste et bon)
Jolie association…