Voilà encore un livre vraiment bien d’un auteur américain que je ne connaissais pas, Edward Abbey (1927-1989), écrit en 1975 et pourtant tellement actuel.
Quatre personnages vont se rencontrer près du fleuve Colorado, en Arizona, dans le coeur même de ce Far-West des Etats-Unis. Il y a là A.K. Sarvis, dit Doc, un médecin qui la nuit détruit des panneaux publicitaires, accompagné de Bonnie Abbzug, une magnifique jeune femme qui est devenue sa maîtresse, George W. Hayduke, vingt-cinq ans, vagabond alcoolique rescapé de la Guerre du Vietnam et le Mormon Seldom Seen Smith, polygame, qui organise des croisières de rafting sur le Colorado. La bande des quatre va entreprendre de vastes opérations de sabotage contre des outils industriels, des routes, des ponts pour restituer à la Nature sa dignité, au péril de leur vie.
Ce livre est un hybride entre bien des genres.
Il y a d’abord des rémanences de western. Les grands espaces, magnifiquement décrits, font un écrin parfait dans notre imaginaire cinématographique marqué par John Ford, Anthony Mann et consorts, à ces quatre individus tout droit sortis de films plus récents, comme les oeuvres de Clint Eastwood, de Kevin Costner (« Open range », réalisé en 2003, absolument magnifique au passage) ou encore « Silverado » de Lawrence Kasdan (1985). L’alliance improbable de personnalités dissemblables, qui ont en point commun le même but : dans les westerns sus cités, la lutte contre la corruption souvent incarnée par un Shériff qui, avec son équipe en forme de gang, a mis une ville en coupe réglée ; dans le livre qui nous occupe ici, la lutte contre les traces de la civilisation industrielle qui défigurent ce territoire. Combats antagonistes au premier abord. Dans le premier cas, nous sommes dans la mise sous contrôle de la construction de cette nation en devenir ; les héros cherchent à éradiquer les déviances criminelles de cette trop grande liberté inhérente à ce pays si jeune. Dans le deuxième, il s’agit de juguler la mise en coupe réglée des régions et de leurs richesses naturelles par l’industrie triomphante. Et pourtant, et pourtant, nous sommes confrontés, de manière fascinante, à la même histoire, celle d’une rébellion d’hommes et femmes qui veulent préserver, à des étapes différentes, l’évolution de ce pays qui est le leur : après l’avoir conquis, il faut le respecter, voilà comment nous pourrions résumer leurs buts.
Notons que nous sommes ici dans un thème reccurent en littérature ou plutôt en filmographie américaine, celui de héros dissidents qui vont oeuvrer contre des forces du « Mal » (celui-ci ayant une acception extensive selon les contextes). Ici quatre héros originaux et un peu cabossés par la vie, mettant leurs forces en commun dans un combat qu’ils estiment juste.
Nous sommes également dans une sorte de « polar », avec des criminels pourchassés par la police ; ce motif, s’il reste secondaire pour moi par rapport au reste des intentions, est rondement mené, le suspense est là, nous nous demandons si nos héros, bien que coupables, vont parvenir à s’en sortir. Et nous n’aurons la clé qu’à la fin du livre.
Autre dimension, le livre revêt les habits d’un opus écologiste. L’auteur était un militant dans le domaine et nous le ressentons à chaque page, dans l’amour qu’il met à décrire de manière détaillée et envoûtante ces paysages du grand ouest des Etats-Unis.
Car, c’est une dimension qu’il faut souligner, l’écriture est de toute beauté (merci aux traducteurs !), je vous en donne un exemple :
« Serrant les trophées contre sa poitrine, Hayduke courut par les ruelles de jais, contourna la ferraille, la loi, les voitures de polices qui stridulaient dansla ville comme des frelons afollés, regagna l’abri de sa jeep et s’en alla, quitta la ville pour disparaître, indemne, sous le grand velours noir »
Arriver à conjuguer dynamisme de l’intrigue et écriture ciselée n’est pas un exercice facile, tout en équilibre entre les deux. Ici, l’auteur réussit un carton plein, il nous envoûte au fil des pages dans ses phrases magnifiques, tout en menant son histoire et en ménageant le suspense.
Enfin, c’est un livre qui aborde les problématiques de notre époque. Il a beau dater de quelques décennies, il nous renvoie à la question de la lutte entre industrie capitaliste et droits des citoyens et plus largement entre technologie et nature. Il est vrai que l’époque d’écriture se marque dans certains aspects, le vétéran du Vietnam qui ne trouve plus place dans la société, le vent de liberté, y compris sexuelle (le polygame, le couple désassorti formé par Doc et Bonnie) qui souffle sur les Etats-Unis des années 1970. Mais quelle résonance avec les questions actuelles !
C’est donc un excellent livre, que les amateurs de polar, les amoureux de la belle langue et les ethnologues des U.S.A. apprécieront.
FB