Littératures – Joyce Carol Oates : Les chutes (2004)

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Joyce Carol Oates, née en 1938 aux Etats-Unis, est sûrement une des romancières américaines les plus marquantes de notre époque. Prolifique et explorant nombre de genre (roman, essai, thêatre), elle a à son actif une oeuvre variée, avec comme fil directeur, à mon avis, une puissance qui contraste avec son apparence éthérée. Nourrie par la lecture d’auteurs comme Lewis Caroll, William Faulkner, Fedor Dostoïevski ou encore les Soeurs Brontë elle leur emprunte sûrement cette acuité décalée de vision sur le monde et cette écriture percutante, presque hors d’haleine, comme si elle nous donnait toute sa force au travers de ses écrits. Car c’est la première chose que j’ai ressenti en lisant le livre cité ici, ainsi que le magnifique « Sacrifice » (2015) que j’ai dévoré en janvier ; un souffle qui vous emporte et que nous retrouvons chez les écrivains cités plus haut.

C’est une histoire familiale qui nous est contée ici, avec pour centre solaire, irradiant, voire brûlant tout alentour, une femme Ariah dont nous allons suivre le destin. Agée de vingt-neuf ans dans les années cinquante, presque vieille fille, elle trouve finalement à épouser un pasteur, Gilbert Erskine, en un mariage arrangé par les familles entre ces deux êtres qui ne se connaissent pas. Lors de leur voyage de noces aux Chutes du Niagara, va se produire un drame lors de la première nuit, la nuit de noces ; Gilbert, ne supportant pas sa propre masculinité et/ou la féminité de son épouse,  se jette dans les chutes. Loin de fuir, Ariah participe aux recherches du corps, fébrile, à demi-inconsciente, toujours habillée de sa robe de mariée, ce qui la fera surnommer « la veuve blanche des chutes ». Elle attire alors l’attention d’un beau gosse, Dirk Burnaby, avocat du coin issu d’une grande famille, aux conquêtes multiples, qui fasciné par cette étrange fille, finira par tomber fou d’amour pour elle et l’épouser. S’ensuivra une vie familiale ponctuée par les naissances de trois enfants, Chandler, Royall et Juliet. Viendra ensuite le récit d’un étrange combat, comme une insertion sur l’histoire principale, celui de Dirk contre les pollutions sauvages causées par les entreprises chimiques aux habitants de la « classe inférieure », demeurant dans les zones populaires de la ville…

C’est un roman qui cultive le décalage. Ariah est comme un objet non identifié, hostile aux conventions, qui vient percuter ceux qui l’entourent. Ses parents, avec lesquels elle ne parvient pas à établir de relation, la famille de son mari, blessée par le choix marital vulgaire à leurs yeux de leur fils et frère, les amis de Dirk, avec lesquels elle se conduit comme une sauvageonne, ses enfants, avec lesquels elle ne sait jamais établir la bonne distance, oscillant entre épisodes d’amour étouffant et tentatives de rupture. Femme entière, absolue et très névrosée, belle sans l’être, elle ne laisse aucun membre de son entourage indifférent. Elle est l’aimant de l’histoire ; magnétique au premier sens du terme, elle attire le lecteur qui ne peut s’empêcher de dévorer ce si beau personnage de femme qui laisse entrevoir peu à peu sa complexité au fil des pages. J’ai pensé à William Faulkner et à son si beau « Le bruit et la fureur » où le personnage féminin de Caddy polarisait également ses proches et faisait comme un centre de gravité au roman.

Femme révélée à son état sexuel par son deuxième mari (magnifiques pages sur l’intimité de ce couple, faites de sensualité essentielle, sans affèterie, comme deux âmes qui se trouvent au travers de leurs corps), épanouie par la maternité (qu’elle contrôle d’une manière que nous pourrions trouver cynique, aimant plus ou moins l’un ou l’autre de ses enfants selon ses humeurs), elle conserve pourtant cette dureté originelle, que nous sentons pétrie d’insécurité fondamentale et qui la rend capable de renoncer à presque tout, de tourner le dos à qui met à mal ses convictions, fût-ce un de ses intimes.

Les « chutes », ce sont bien sûr celles du Niagara, fracassantes cascades capables d’émerveiller les touristes ou d’engloutir les corps des malheureux qui s’y suicident. Ce sont aussi tous ces personnages de roman qui tombent, parfois pour ne plus se relever. Car aucune de leurs inter-relations avec Ariah n’est simple (et c’est sûrement ce qui fait l’originalité du livre, nous ne savons jamais à quoi nous attendre vraiment).

Pour construire cette histoire forte, une très belle écriture, à la fois efficace et subtile qui fait avancer ce récit si bien construit.

Je ne peux que recommander ce superbe livre.

FB